Les 'Souvenirs' d’un historien de la Grande Guerre.
Un historien rencontre, au hasard de ses recherches, de ses lectures, des questions récurrentes qui lui offrent des passerelles vers la philosophie, la sociologie ou la littérature. Le lien entre les idées politiques et leur mise en œuvre, la cohérence d’une époque ou au contraire la coexistence, en un temps donné, de plusieurs régimes d’historicité, sont de ce nombre, comme le rapport de l’individuel au collectif. En quoi les changements de régimes ou les crises économiques ont-ils bouleversé, par exemple, la vie et les représentations d’une paysanne berrichonne du XIXème siècle ? Ou, plus classiquement, en quoi les décisions prises par un dirigeant politique tenaient-elles à sa personnalité propre, plus qu’à un air du temps ? C’est souvent pour répondre encore et autrement à ce type de questions que les historiens sacrifient aux autobiographies ou aux Mémoires. On ne se refait pas ! Après avoir pesé au trébuchet le poids des événements sur les hommes, et des hommes sur les événements, quel meilleur champ d’observation rétrospective que sa propre existence, quand ses principaux caractères sont définitivement fixés ? En demandant à Maurice Agulhon, Pierre Chaunu, Georges Duby, Raoul Girardet, Jacques Le Goff, Michelle Perrot et René Rémond d’écrire leur ego-histoire au mitan des années 1980, Pierre Nora les avait ainsi invité à « expliciter, en historien » le rapport entre l’histoire qu’ils avaient faite et celle qui les avaient faits . La vague s’est gonflée depuis lors, de ces introspections historiennes au statut textuel mal défini . L’engagement des historiens en politique dans la France du second XXème siècle fait même l’objet d’une thèse de doctorat qui devrait être soutenue à Sciences-Po Paris . Le livre de Jean-Jacques Becker prend donc place dans une tradition historiographique récente, mais déjà solide, qui veut que les historiens soient eux-mêmes objets d’histoire et se considèrent comme tels. En l’espèce, un des meilleurs spécialistes de l’histoire des opinions publiques, de la Grande Guerre et de la vie politique française au XXème siècle, se fait l’analyste de son propre parcours.
Une famille française dans le Paris des années 1930
L’existence de Jean-Jacques Becker est d’abord celle d’un petit Parisien. Il ne devait faire en effet l’expérience du monde rural « pour la première fois (et la dernière) de [s]a vie » qu’à l’été 1941. Né au printemps 1928, il vit d’abord dans le 11ème, puis dans le 3ème arrondissement de Paris, le « Marais des pauvres » ou des classes moyennes d’alors. Sa famille appartient à cette catégorie de Juifs profondément laïcs mais dont la culture et les usages conservent la marque de la plus ancienne religion du Livre. Ses grands-parents n’auraient ainsi pas imaginé d’unions hors de la communauté juive pour leur progéniture, mais se marier entre soi ne signifiait pas nécessairement qu’on rejetait la culture politique dominante. Jean-Jacques Becker se souvient au contraire que sa famille manifestait dans les années 1930 une forme d’hostilité discrète aux immigrés juifs récemment arrivés en France, et qui n’avaient pas eu le temps –ou le désir-, eux, de se « fondre dans le paysage » hexagonal. On peut imaginer ce que la persécution des années d’Occupation représenta pour la famille Becker. Face à une autorité qui les renvoyait à une identité prétendument honteuse, ces Français-là purent avoir le sentiment d’une injustice mais aussi nourrir le souhait d’une rupture définitive avec leur judéité, à la Libération. L’adhésion au Parti communiste en ouvrait à certains le chemin. Jean-Jacques Becker ne dit rien d’autre quand il reconnaît qu’ « en devenant communiste la page était tournée, on cessait d’être juifs ». Son ouvrage s’articule autour de trois « expériences » où son itinéraire semble avoir rencontré la « grande Histoire collective » : la Seconde Guerre mondiale, l’engagement en communisme et le militantisme après la Libération, enfin les événements de mai 1968 et leur sillage dans les années 1970.
L’Occupation, ce « grand jeu » tragique
Pour Jean-Jacques Becker comme pour de nombreux Français, les années d’Occupation ont ouvert une parenthèse de mobilité géographique dans une vie jusque-là sédentaire. Aux vacances prolongées de près de huit mois à Cayeux-sur-Mer devaient succéder pour lui, après l’exode du printemps 1940, un asile illusoire à Saint-Brévin-les-Pins, puis le retour à Paris et enfin le départ pour Grenoble, en juillet 1942. Ce temps de l’exceptionnel, Jean-Jacques Becker reconnaît l’avoir vécu comme un « grand jeu », jeunesse oblige et faim mise à part. Le traumatisme de la défaite frappa cependant au cœur ce garçon de douze ans. Ayant grandi en un temps « où les monuments aux morts étaient encore neufs », comme l’écrivit son aîné Raoul Girardet , le futur historien de la Grande Guerre n’avait certes pas baigné dans les récits de guerre paternels. Mais il se représentait l’armée française comme la première au monde. Comment cette armée de la Grande Guerre, dans les rangs de laquelle son père avait combattu, pouvait-elle avoir été vaincue ? L’énigme de cet effondrement décida de nombreux destins : tel jeune homme décida alors de se vouer au service de l’Etat, tel autre à l’armée ou à la politique active, pour éviter que les erreurs de la IIIème République finissante puissent se reproduire… Peut-être faut-il voir dans l’incompréhension du jeune Jean-Jacques Becker, dans ce « pourquoi » adressé en secret au sort, l’origine d’une vocation de chercheur ?
Les pages consacrées dans Un soir de l’hiver 1942… à la vie sous l’Occupation ont le charme de la pudeur et de l’émotion. Pudeur quand il s’agit d’évoquer la résistance de sa famille à partir de 1943. Emotion quand Jean-Jacques Becker évoque son frère qui, arrêté par la Gestapo –il devait lui échapper peu après- manqua de faire interpeler leur mère pour avoir tressailli en l’apercevant au loin dans une rue grenobloise. La pâte humaine et le jugement de l’historien se mêlent souvent de manière très fine dans ces mémoires. On en donnera un exemple : sous l’Occupation, la famille Becker ne réagit pas de manière unanime aux lois raciales. Le père ne porta jamais l’étoile jaune, quand son épouse l’affichait avec une certaine fierté. Jean-Jacques Becker lui-même dit l’avoir portée, mais surtout dans son quartier du Marais, jusqu’à juillet 1942. Quant au destin des Juifs qui étaient arrêtés, rien ne permettait selon lui de l’imaginer avec précision, jusqu’à une date tardive. Le jeune adolescent qu’il était en 1945 s’attendait pourtant à ne jamais revoir ceux de ses cousins que les nazis avaient arrêtés.
Un communiste presque ordinaire
Le second volet de ces mémoires aborde l’engagement communiste de nombreux intellectuels et étudiants après la Libération. Pourquoi rejoignirent-ils alors en masse le PCF ? Pour Jean-Jacques Becker, « l’air du temps » voulait qu’un étudiant soucieux d’agir dans les domaines politique ou social n’ait guère le choix qu’entre les organisations communistes ou catholiques. Or, le milieu laïc dans lequel il avait grandi lui interdisait d’opter pour les secondes… En 1945, le prestige du communisme en général et de l’Union soviétique en particulier était en outre très étendu. 61% des Parisiens attribuaient ainsi à l’Union soviétique le premier rôle dans la défaite allemande en septembre 1944 . Les procès de Moscou et le pacte germano-soviétique semblaient alors appartenir à « un passé révolu », tandis que la mémoire de la Résistance était instrumentalisée par les communistes au moyen d’une importante campagne de propagande lancée dès les premières semaines de la Libération . Jean-Jacques Becker aurait-il pu rester imperméable à l’exemple de son frère aîné et de sa sœur, la future Annie Kriegel, anciens résistants et communistes ? Il affirme n’avoir « jamais pris la décision d’être communiste » et parle d’ « un glissement » plutôt que d’une « décision théâtralement claironnée » . Ses souvenirs de militant sont l’occasion d’une peinture assez précise de la sociabilité communiste, du cercle des étudiants d’histoire en 1946-1947 à la cellule PCF d’Auxerre en 1956. Ce qui frappe, c’est l’exclusivité de ces milieux que définissaient des pratiques militantes –vente de L’Humanité, organisation des campagnes électorales, collectes d’argent ou de signatures pour les pétitions, réunions de section- et des attitudes –respect de la hiérarchie, impression d’appartenir à une élite. « Le Parti donn(ait) à ses militants la possibilité de s’intégrer dans une subsociété suffisamment complexe et hétérogène pour ne pas apparaître comme artificielle, suffisamment étroite pour ne pas perdre son prestige différentiel de groupe d’élite, suffisamment nombreuse pour ne pas s’anémier en secte unidimensionnelle et unifonctionnelle ». L’originalité du témoignage de Jean-Jacques Becker tient à la modestie des fonctions qu’il occupa au sein du PCF. Les mémoires d’anciennes personnalités communistes d’importance ne manquent pas en effet, qu’il s’agisse de ceux de sa propre sœur Annie Kriegel ou, dans un autre registre, de ceux de Dominique Desanti . Le PCF de Jean-Jacques Becker est vu d’en bas, même si son adhésion est celle d’un intellectuel, créateur avec d’autres du mensuel Clarté en 1948.
Un historien qui a rompu avec le communisme ne peut échapper aux interrogations sur sa lucidité passée. Les professions enseignantes n’étaient pas immunisées contre l’aveuglement idéologique. Jean-Jacques Becker reconnaît ainsi avoir repris « des morceaux de la propagande soviétique d’alors » dans quelques rares cours. La contre-société communiste se montrait en outre si étanche, que ses membres n’étaient peut-être pas contemporains de l’époque dans laquelle ils vivaient physiquement. La création de l’Etat d’Israël ou tout autre événement s’insérant avec difficulté dans la vulgate marxiste ne provoquait ainsi souvent que peu de réactions chez les militants concernés. La prise de conscience de ce fourvoiement politique vint progressivement à beaucoup. Jean-Jacques Becker fut dans ce cas. Les manifestations ouvrières d’Allemagne de l’Est en mai-juin 1953, les protestations ouvrières de Poznan en juin 1956 puis la crise de Budapest agirent comme des signaux, mais sa rupture avec le PCF fut progressive et consommée seulement au seuil des années 1960.
Avouons-le : la partie du livre consacrée aux événements de mai 1968 et à leurs conséquences, en particulier à l’université de Paris-X Nanterre, ne satisfait pas la curiosité du lecteur familier des témoignages sur cette période . La gêne de l’historien est perceptible quand il s’agit d’évoquer des collègues encore vivants ou disparus depuis peu. On peut du reste souhaiter qu’un chercheur consacre prochainement une étude à l’université de Paris-X Nanterre dans les années 1970, pour interroger le récit livré par René Rémond . Beau sujet de thèse de perspective !
Une fratrie d’historiens
Une figure plane enfin sur le livre jusqu’à son terme : celle d’Annie Becker, devenue Annie Besse puis Annie Kriegel, aînée exigeante, souvent inflexible et étouffante pour son frère cadet. Proche de Raymond Aron, elle ne jouait pas vraiment dans la même catégorie d’historiens que Jean-Jacques Becker. La spécialiste du communisme était de la race des intellectuels qui, spécialité faite, entendent parler pour le reste de la société jusque dans la dimension normative ; un regard rapide en ferait une voisine de François Furet dans cette famille-là. Jean-Jacques Becker s’est voulu plus strictement –plus modestement ?- historien
* À lire également sur nonfiction.fr :
- collectif, René Rémond. Une histoire dans le siècle. Hommages (Fayard), par David Valence.
- Hélène Berr, Journal 1942-1944 (Tallandier), par François Quinton.