La figure déjà mythique de Phil Spector fait ici l'objet d'un ouvrage jubilatoire et passionnant.

Parmi les diverses figures qui peuplent la vaste mythologie du rock'n roll, celle du producteur occupe une place à part : proche de la rock star dans son commerce avec l'argent et les modes de vie excessifs (drogue, alcool, sexe), il en constitue le revers invisible : homme de l'ombre, préférant l'obscurité des studios d'enregistrement aux feux éclatants de la scène, pygmalion cynique et manipulateur tenant sous son pouvoir le destin de starlettes interchangeables et éphémères. Certains d'entre eux passent pourtant — par conjoncture propice ou malentendu — le cap de la célébrité. Phil Spector est de ceux-là : dès la fin des années 50, il contribue à la genèse d'un certain nombre de gros hits, que ce soit pour des artistes reconnus (John Lennon, Ike & Tina Turner) ou bien de pures créations façonnées pour les besoins de quelques succès (le girls band The Ronettes), cependant que son travail de production (il est l'inventeur du wall of sound, mur de son, technique d'enregistrement visant à épaissir la masse sonore par empilement des couches) rencontre l'admiration de ses pairs et influence de façon déterminante le son des 60's. Il est également connu pour son inénarrable excentricité, sa propension à brandir très facilement un révolver lors de séances de studio tournant au vinaigre. Cette passion pour les armes à feu lui fut d'autant plus fatale que l'histoire du rock a voulu que les producteurs n'aient pas des destinées toujours clémentes : Joe Meek, ravagé par des affaires de racolage, met fin à ses jours en 1967, non sans avoir auparavant occis sa logeuse. Phil Spector quant à lui, au terme d'une longue carrière jalonnée de quelques traversées du désert, est reconnu en mai 2009, au terme d'un double procès ultra-médiatisé, coupable du meurtre de Lana Clarkson, le 3 février 2003, d'une balle de revolver dans la bouche.


    Tel n'est pourtant pas le propos de Lost Album. Plutôt que de surfer sur l'actualité et son effet de buzz caractéristique, ce roman à quatre mains de Stéphane Legrand et Sébastien Lepajolec va puiser beaucoup plus loin la matière d'un portrait multifaces (fantasmé, forcément) du musicien. Lequel y est saisi pour ce qu'il est : une fiction de part en part, c'est-à-dire un tissu de discours qui, entre la factualité avérée, la légende (le « on dit que ») et le pur fantasme, constitue une figure, la fait tenir (en cela, ce livre n'a que faire de la peu stimulante antithèse fiction / réalité encore très prégnante dans les discours contemporains). Les 10 chapitres du roman, présentés comme autant de chansons d'un LP (avec indication de durée, découpage face A / face B) représentent en Spector, au travers du prisme de différents narrateurs-témoins, un « génie » dans toute son acception fantasmagorique, animé par une intransigeance délirante, une grandiloquence maniérée et une mégalomanie démesurée. Une écriture alerte, fourmillant de trouvailles verbales, allusions discrètes aux chansons de Spector, traits d'esprit souvent hilarants — qu'une seule lecture ne saurait épuiser — se meut avec aisance dans cet univers de clichés, ne cessant de mettre à distance, en sourdine, une narration que l'on devine se situer dans la temporalité de l'« après » (Afterpop est le nom de la collection, dirigée par Alexandre Civico, dont Lost Album est la première parution), l'« après-coup » d'un rock'n roll ne survivant que par une perpétuelle torsion sur lui-même, ses codes et ses structures. Au milieu du livre, une drolatique scène de dîner / défonce collective écrite comme un vaudeville pousse jusqu'à l'extrême cette logique de distanciation ; les deux auteurs s'y tiennent, avec une jubilatoire drôlerie et l'agilité de funambules au-dessus d'un gouffre béant, à la limite de ce seuil qui ferait basculer le texte entier vers la pure farce, la raillerie tournant à vide sur elle-même.
     D'autres moments du roman délivrent magistralement celui-ci de la tentation nihiliste, en présentant, à travers Spector, le fantasme d'une musique dont l'intensité extrême tendrait vers l'absolu du son — c'est-à-dire, finalement, transpercerait le voile du sensible pour atteindre l'être même des choses : « un son c'est encore trop pour lui, c'est encore trop d'information, c'est trop poli, trop fini, qu'on le veuille ou non ça reste un propos de la matière, un timbre, il faudrait passer au-delà, crever la peau, atteindre le sang, passer de l'autre côté du mur du son, beyond the wall of sound, et puis mourir enfin ». Difficilement perceptible à l'écoute des innocents tubes par lesquels Spector s'est rendu célèbre, une telle métaphysique du son apparaît comme force subliminale de subversion logée précisément là où on ne l'attend pas (c'est d'ailleurs l'un des mythes favoris du rock, ainsi l'énoncé « I worship Satan » que contiendrait, lu à l'envers, la chanson « Strawberry FIelds Forever » des Beatles). La grande force de Lost Album est de soutenir cette dimension par ce qui est présenté comme une hypothèse : celle de l'« album perdu ». Spector aurait, nous dit la page de garde, travaillé toute sa vie à un chef d'œuvre « qui constituerait l'achèvement de la Musique » mais ne vit jamais le jour, objet dès lors de tous les fantasmes et de toutes les conjectures. Cet album ultime, fin de l'histoire hégelienne du rock, est ici posé non tant comme un élément narratif — on devine qu'il en est question à une ou deux reprises — que comme horizon purement théorique d'une alternative indécidable, d'une dualité aporétique qui travaille au coeur même du rock comme esthétique : d'un côté la facticité de la marchandise, de l'autre l'intensité brute de l'affect musical livré à son expression la plus immédiate