Une synthèse sur un sujet passionnant, qui ouvre beaucoup de pistes sans conduire l’analyse jusqu’au bout.

Le rôle du cinéma dans la vie politique américaine

Hollywood Washington aborde un sujet important et stimulant, que l’on s’intéresse à la politique internationale, aux États-Unis, aux représentations, à la propagande... Les relations entre le monde du cinéma américain et celui des dirigeants fédéraux y sont envisagées dans une perspective politique ("le cinéma peut-il devenir un sujet d’études pour les politologues ?")   et non d’un strict point de vue de spécialiste de cinéma. C’est un parti-pris clair et assumé. Bien que la réflexion manque souvent d’approfondissements, l’ouvrage est une mine d’informations et une bonne synthèse, fondée sur de précédents travaux, en particulier le livre de Jean-Michel Valantin, Hollywood, le Pentagone et Washington : les trois acteurs d’une stratégie globale   et le documentaire Opération Hollywood d’Emilio Pacull et Maurice Ronai (2004)  

Le contenu est moins large que le titre ne le laisse imaginer : il est surtout question de politique extérieure et du pouvoir exécutif, à travers les genres du film de guerre et du film politique. La partie sociale et la plupart des questions intérieures sont laissées de côté – mais ce serait un sujet trop vaste pour un seul ouvrage. Les auteurs se donnent pour but de "voir dans quelle mesure le cinéma américain, par sa représentation de l’autorité, s’impose lui-même comme un véritable acteur politique"   et donnent leur réponse la plus nette : "il interpelle l’opinion publique sur des questions sensibles, et s’impose de cette manière comme un élément important des débats politiques aux États-Unis. Le cinéma [...] participe à une prise de conscience collective"   .

La première partie est un panorama historique, peu novateur mais efficace, des périodes cruciales dans la relation entre le monde du cinéma et la sphère politique : l’engagement de Hollywood dans la propagande antinazie dans les années 1940 (chapitre 2) ; les déchirements provoqués par la vague d’anticommunisme (chapitre 3) ; la distance prise par Hollywood au moment de la guerre du Viêtnam (chapitre 4) ; puis dans la période plus récente, les revirements dans la relation Hollywood / Washington, en particulier depuis les attentats du 11 septembre (chapitre 5).

La deuxième partie – la plus intéressante à notre sens quoique son titre "L’Arme fatale ?" ne soit guère évocateur –  est centrée sur les représentations du monde politique au cinéma à travers des figures du pouvoir comme le président (chapitre 6) et l’armée (chapitre 7). Elle s’attache aux va-et-vient entre la fiction et le réel, puis aborde l’émergence d’un discours politique dans le courant documentaire, notamment contre George W. Bush (chapitre 8).

La troisième et dernière partie, "Entre ciel et terre, l’avenir d’Hollywood ?" traite des événements contemporains, de la guerre en Irak, et introduit des comparaisons avec d’autres pays. Elle revient sur le rôle des milieux cinématographiques dans la vie publique américaine (chapitre 9) ; analyse les interventions en politique de personnalités ou dispositifs hollywoodiens (chapitre 10) ; montre comment fonctionne le soft power – qu’on pourrait appeler la "diplomatie du film" – (chapitre 11) et envisage finalement le sujet d’un point de vue français (chapitre 12).

Le corpus envisagé est très complet : il prend en compte aussi bien les blockbusters que le cinéma indépendant. Il intègre même les séries (il est rappelé p. 76 que la télévision prolonge effectivement le cinéma en tant que divertissement populaire), essentiellement celles qui sont directement centrées sur les milieux politiques (The White House / À la maison blanche, K Street). Cela pourra être complété par le lecteur à partir de sa culture télévisuelle, car de très nombreuses autres séries mettent en scène des questions politiques (à commencer par 24 Heures chrono qui aurait pu pertinemment apparaître p. 67 sq. à propos de la représentation du terrorisme après le 11 septembre 2001).


Un relatif inaboutissement de la réflexion

Sans réduire la critique d’un ouvrage à l’inventaire de ses défauts formels, on peut toutefois les signaler ici, dans la mesure où ils sont révélateurs d’un manque de rigueur. On regrette d’abord l’absence d’un index des titres de films et des noms propres qui aurait aidé à circuler dans l’ouvrage. Le livre nous donne à la place une filmographie sur la représentation de la guerre du Viêtnam dans le cinéma américain, certes intéressante, mais qui ne renvoie qu’à un aspect étroit des développements. Beaucoup de ses repères ne sont pas commentés : il aurait été utile de préciser pourquoi cette filmographie est encadrée par The Quiet American / Un Américain bien tranquille d’après Graham Greene, adapté par Mankiewicz en 1958 et par Philip Noyce en 2003, d’autant plus que le discours se modifie sensiblement d’un film à l’autre.

Outre de multiples coquilles, des noms écorchés, des incohérences dans les titres ou citations (tantôt en anglais, tantôt en français), l’ouvrage contient un certain nombre de redites qui freinent la progression : le développement sur l’après-11 septembre   répète inutilement que Rambo et Piège de cristal ont été les films les plus loués en vidéoclub après les attentats du World Trade Center ; la critique de Sean Penn sur l’intervention militaire en Irak est mentionnée (consciemment) à plusieurs reprises   , mais sans approfondissement ; l’alignement de la stratégie de communication de Washington sur le calendrier des sorties de films, remarqué dans un article de Samuel Blumenfeld, revient presque à l’identique p.69 et p.174, etc.

On pourra aussi s’agacer de la facilité de certaines formules. La question centrale ("l’Amérique fait-elle son cinéma ou bien est-ce le cinéma qui fait l’Amérique ?")   demeure assez vague pour un travail de recherche. Elle reste un cliché qui peut évoquer de multiples aspects de la relation des États-Unis à l’imaginaire du spectacle.

Le plan de l’ouvrage n’est pas entièrement convaincant et sa construction manque de clarté. Qu’est-ce qui fait l’unité des deuxième et troisième parties ? Est-ce l’influence ou le discours d’un des deux pôles sur l’autre ? un sujet politique particulier ? une période ? Pourquoi, par exemple, aborder le documentaire militant en deuxième partie (après deux chapitres homogènes) alors que la majeure partie des réflexions sur la façon dont Hollywood interpelle l’opinion publique viennent ensuite (chapitre 9) ?

Cela s’accompagne de nombreux glissements dans le raisonnement, où le fil de l’argumentation manque de suivi. Mis à part le chapitre 12, les comparaisons avec d’autres pays donnent l’impression de hors sujet   . La perspective est souvent flottante, en particulier dans les chapitres 5 et 9. Par exemple, une amorce de réflexion sur le rôle du cinéma dans la constitution de l’identité nationale se renverse brusquement en "la place du cinéma comme source d’histoire"   . Autre exemple, les analyses   sur l’influence que Washington cherche à exercer sur Hollywood en période de guerre – par ailleurs bien nourries – aboutissent   à une description du manichéisme de certains thrillers, sans que soit établi le lien avec l’intervention politique dont il était question au départ, ni même que les problèmes soient clairement formulés : peut-on seulement évaluer une telle influence de Washington sur les scénaristes ? Ce manichéisme est-il ou non la conséquence de l’impulsion donnée par le monde politique (après tout, beaucoup d’autres films hollywoodiens tendent au manichéisme en dehors de ce contexte précis) ?

Du point de vue de la méthode, soulignons les faiblesses de l’analyse des films. Il ne s’agit pas d’exiger des remarques extrêmement pointues, ce n’est pas l’objet ici. Mais il manque tout de même une prise en compte des spécificités de l’expression cinématographique : Hollywood Washington postule que le discours véhiculé par un film est à la lettre ce que le scénario raconte. La bibliographie révèle pourtant une préoccupation inverse, en donnant plusieurs références d’ouvrages spécialisés dans l’analyse du discours cinématographique. Mais il ne s’en sert malheureusement pas. Les auteurs se contentent presque systématiquement de constater la présence de thèmes dans les films, sans autre forme de commentaire et sans prendre en compte la rhétorique, ce qui est tout de même le fondement d’une réflexion sur la propagande. Pour ne prendre qu’un exemple, on regrettera la brièveté de ce qui est dit sur Wag The Dog / Des Hommes d’influence de Barry Levinson    : "ce film illustre avec force un bouleversement notable : ce n’est pas seulement Hollywood qui s’inspire de faits politiques réels pour concocter des scénarios." Ce film est pourtant au cœur du sujet et repose sur une mise en abyme qui le distingue de la plupart des autres films sur des sujets proches. Cela accentue les confusions entre les deux mondes et met en jeu les notions de scénario et de représentation en politique, en posant la question de leur légitimité.

On en arrive ainsi à une vision assez simpliste du cinéma où les "chefs d’œuvre" sont les films "porteurs de véritables messages"    : si on laisse de côté le caractère naïf de cette équivalence, on peut ajouter que les "messages" des films ne sont jamais analysés avec précision dans Hollywood Washington.

L’ouvrage, bien qu’il aborde les repères essentiels sur la question, n’en comporte pas moins des lacunes. Des personnalités comme Orson Welles (qui aurait pu apparaître p. 129) ou Otto Preminger (qui s’est aussi attaché à la représentation des institutions) sont étonnamment absentes. Plus généralement, il manque quelques perspectives historiques : partant du principe que tout commence en 1942   , date d’un véritable travail commun "autour d’une même table" entre Hollywood et Washington, l’ouvrage considère un peu trop rapidement que les années 1930 ne sont qu’une période où le cinéma se constitue en tant qu’art de masse. Or, même si la collaboration n’était pas aussi construite, la réflexion sur la nature du cinéma et son pouvoir d’influence idéologique existe depuis la naissance du septième art, notamment dans toutes les réflexions sur la censure. Certes, y revenir en détail élargirait trop le sujet. Mais d’une part Hollywood Washington donne l’impression qu’il n’existe que très peu de groupes de pression aux États-Unis et que le débat public sur les pouvoirs du cinéma est assez restreint. D’autre part, il ne cerne pas assez précisément certaines évolutions dans les représentations : mentionnant par exemple la façon dont les films des années 1990 sur le terrorisme détaillent les méthodes des criminels   , les auteurs n’évaluent pas le véritable renversement que cela constitue par rapport à l’ère classique, où décrire de telles méthodes était tabou et interdit par le code d’autocensure. En outre, le chapitre 11 donne l’impression que l’exportation de films américains, destinée à asseoir une hégémonie culturelle, est un phénomène récent : c’est oublier les accords Blum-Byrnes de 1946.

Enfin, aucune place n’est accordée aux sources des films, notamment littéraires : beaucoup de ces films politiques sont des adaptations de romans ou de récits de journalistes. Certes le cinéma donne à ces textes une visibilité médiatique et un public élargi. Mais d’un point de vue idéologique, il est intéressant d’envisager les éventuelles transformations du discours lors de l’adaptation. La critique de Live from Bagdad   , à laquelle se livrent Benezet / Courmont, porte-t-elle sur le film, le livre dont il est tiré, ou sur l’attitude de CNN pendant la première guerre du Golfe ? Telle qu’elle est formulée, elle laisse surtout un sentiment d’amalgame.


Des questions foisonnantes

Si le livre suscite de telles observations et frustre par ses manques de rigueur, c’est qu’il est par ailleurs stimulant. Et beaucoup de développements sont riches d’enseignements : les auteurs montrent bien l’indépendance de Hollywood face aux fortes pressions politiques de Washington, et la rapidité des revirements dans les relations entre les deux univers (première partie). Ils ont soin de présenter les clans et partis dans leurs nuances et ambiguïtés (par exemple p. 48, la différence entre les contestataires et les libéraux, ou l’évolution de l’image d’Arnold Schwartzenegger p.162sq). Prolongeant l’article de Maurice Ronai sur les coopérations entre Hollywood et le Pentagone, le chapitre 7 dévoile les enjeux des contrats qui unissent les deux mondes   . De même, le chapitre 8 présente de façon saisissante les jeux vidéos de préparation militaire imités de mises en scènes hollywoodiennes   .
 
Hollywood Washington pose aussi beaucoup de questions importantes en filigrane. La nature du patriotisme et du nationalisme américains est un enjeu essentiel de cette relation entre cinéma et politique   . Une réflexion sur le rapport entre la fiction et le réel émerge aussi, derrière beaucoup de constats sans explication ou des catalogues de coïncidences troublantes   qui se terminent par des conclusions impuissantes ("Quand la fiction invente la réalité..."    ; "Hollywood en viendrait-il à inspirer la réalité, puis à la porter à l’écran ?"   ). Le livre analyse tout de même certains processus : par exemple, il montre que le 11 septembre constitue un tournant dans l’attitude de Washington qui désormais "va élaborer sa stratégie de communication en fonction de certains films hollywoodiens"   . Les auteurs expliquent ensuite comment ce lien avec la politique influence en retour les genres cinématographiques en faisant naître par exemple le "thriller de sécurité nationale"   . On perçoit très nettement à quel point il est difficile de séparer les parallélismes   des véritables interactions entre les deux mondes.

Le livre ne réduit pas non plus Hollywood à une unité parfaitement cohérente, il rappelle la superposition constante de différentes tendances et la présence de discours indépendants sans être marginaux (comme celui de Sean Penn déjà évoqué). On aurait aimé que soit prolongée la réflexion sur l’héroïsme, associée à ces différents courants    : peut-on vraiment associer le héros au blockbuster et l’anti-héros au cinéma indépendant ? Comment expliquer la présence de héros américains négatifs, y compris après le 11 septembre ?

Enfin, le livre ouvre un questionnement sur la propagande qu’il faudrait creuser : les auteurs rappellent à très juste titre qu’elle n’est pas forcément manichéenne   et que les messages sont parfois ambigus   . C’est essentiel pour analyser la façon dont le cinéma peut jouer un rôle de contre-pouvoir   . Benezet et Courmont esquissent une intéressante comparaison entre le courant documentaire et la pratique des chaînes télévisées d’information : dans le prolongement du chapitre 8, il faudrait désormais analyser le déplacement de la fonction de contre-pouvoir depuis les médias d’information vers les arts de la représentation. Ainsi, le cinéma reprend en partie la tradition du journalisme d’investigation américain. Il faudrait dès lors situer son discours par rapport à d’autres formes spectaculaires qui prennent en charge l’analyse politique (théâtre, talk-shows télévisés...).


--
Crédit photo : Scott Kinmartin / Flickr