Un livre qui accumule les portraits de dirigeants, mais qui manque de théorie pour toucher plus profondément les logiques et les effets de ce qu’il dénonce.

Il y a trente-deux ans, Roger-Gérard Schwartzenberg publiait L’État spectacle qui mettait déjà en avant les dérives d’une politique qui se préoccupait plus des apparences que du fond. Mais, "le phénomène qu’il décelait était naissant et ne faisait qu’apparaître, que s’ébaucher. Depuis, il s’est très nettement aggravé"   , explique l’auteur en introduction de son nouvel ouvrage. Il fallait sans doute alors un L’État spectacle2 pour refaire l’état des lieux d’une vie publique qui ne fonctionne plus qu’en majeure partie sur l’image médiatique de ceux qui la font. Le président d’honneur du Parti radical de gauche, deux fois secrétaire d’État   et ministre de la Recherche entre 2000 et 2002, fait un point très critique de cet entrecroisement de la politique et des règles du spectacle dans une société marquée par la prédominance de l’image et le déclin de l’écrit.


Quatre stéréotypes de communication pour une politique en crise

Dans sa présentation le livre se divise en deux parties qui en constituent en réalité trois : la première est celle d’une définition de quatre stéréotypes de présentation de soi des hommes et des femmes de pouvoir    ; la deuxième constitue une analyse des dérives de la société et de l’exercice du pouvoir qui conduisent à cette perte du fond politique au profit de sa forme spectaculaire ; la troisième partie tient tout entière dans un dernier chapitre de 27 pages, Pour en finir avec l’État spectacle, qui plus qu’une conclusion apparaît comme une suite de propositions politiques visant à réhabiliter ce qui devient tout au long du livre, en miroir de la situation décrite, une pratique "noble" de la vie publique.

La première partie est consacrée à une définition de quatre types de personnages que les dirigeants tentent d’incarner pour se faire élire. Le héros correspond à un caractère invincible qui réunit tous les pouvoirs, ce "dispensateur de certitudes, donneur de rêves et faiseur de spectacles"   est le plus souvent un dictateur. Ces représentants sont Mussolini, Castro, Kadhafi, Kim Jong-il et tous les autocrates africains installés depuis des décennies. L’auteur les subdivise ensuite par région : les caudillos pour l’Amérique latine, les raïs pour le Maghreb, le Proche et le Moyen Orient ou encore les "souverains"   pour l’Asie. Pour chacun d’eux, Roger-Gérard Schwartzenberg raconte leur arrivée au pouvoir et les moyens qu’ils utilisent pour s’y maintenir comme le culte de la personnalité qui s’appuie notamment sur l’image d’un père fondateur. À l’inverse du héros, le second type de communication consiste à apparaître comme "monsieur tour le monde", c’est-à-dire proche du peuple, "à la manière d’un président miroir renvoyant aux électeurs leur propre image."   Pompidou et Raffarin pour la France, Carter et McCain pour les États-Unis symbolisent selon l’auteur ce common man qui veut apparaître en opposition avec l’establishment au pouvoir. Représentant de la France d’en bas ou maverick au sein du Parti républicain, l’objectif reste de se montrer comme un homme ordinaire.

Vient ensuite le leader de charme qui se fonde sur son charisme pour conquérir et conserver le pouvoir. Kennedy, Sarkozy, Blair ou Berlusconi correspondent à cet archétype qui propose le plus souvent de renverser un vieil ordre établi au profit de la jeunesse, c’est un frère qui remplace un père. L’auteur souligne alors comment "l’image paternelle de l’autorité est une version du pouvoir imposé. À l’inverse, l’image fraternelle s’associe surtout à la démocratie", il s’agit alors de "secouer la tutelle."   Le leader de charme se subdivise à son tour en plusieurs images types qu’il utilise plus ou moins : c’est un dandy et un playboy, à l’inverse du common man c’est un patricien, un époux comblé, et aussi un manager qui réunit réussite personnelle et professionnelle. Le dernier archétype est celui du père qui offre une approche traditionnelle de la légitimité du pouvoir, soit dans sa pratique quotidienne apaisée, mais aussi, plus proche du héros, dans une image d’"autorité paternelle héroïque"   .

Ces archétypes de communication qui font primer l’apparence sur les enjeux fondamentaux de la politique ne sont possibles que dans le cadre d’une société qui délaisse le débat, sur les programmes notamment, au profit de la forme. Pour l’auteur, si la télévision conduit à se "focaliser sur l’accessoire et l’éphémère, pour diffuser non des idées, mais des images"   , c’est à cause de l’influence du cinéma, et au fond, c’est "comme si le show-business étendait ses codes à la scène politique."   Roger-Gérard Schwartzenberg utilise alors l’exemple de l’élection d’Arnold Schwarzenegger comme gouverneur de Californie en 2003 pour démontrer cette domination de la fiction sur la réalité, avant tout au travers du récit, du storytelling, qu’utilise l’acteur pour se faire élire. La télévision ne fait alors que prendre le relais : elle montre des personnages qui racontent des histoires plus qu’ils ne dissertent sur les enjeux de l’élection et leurs programmes respectifs.

L’image est aussi responsable d’une nécessité de distraire que rencontre la politique ; celle-ci doit en effet s’aligner sur une télévision qui demande du spectacle aux dépens du débat de fond. Ainsi, l’auteur explique que "la politique doit, pour surmonter ces obstacles, s’insérer de plus en plus dans l’univers du spectacle et accepter ses règles."   Le lecteur pense alors avoir cerné là où réside l’État spectacle, dans cette obligation faite à la politique par la télévision de prendre des formes distractives qui abandonnent le débat d’idées. Mais ce sont les politiques eux-mêmes, et surtout leurs communicants, qui sont finalement montrés du doigt. L’auteur met en avant le spinning et le storytelling comme les symboles de la dérive du personnel politique qui se contente de se construire une image pour se faire élire. Roger-Gérard Schwartzenberg conclut alors sur une série de propositions, un véritable programme politique, qui permettrait d’en finir avec cet État spectacle tant décrié tout au long du livre. En quatre axes (informer, intégrer, impliquer et code moral) l’auteur propose entre autres : de donner plus de pouvoir au CSA, de créer un Conseil National des Médias, de plafonner les dépenses électorales, d’organiser des primaires ouvertes pour l’élection présidentielle, ou encore de développer le référendum et le droit de pétition. Ce dernier chapitre rattrape d’ailleurs l’ensemble du livre qui a précédé et qui a été traversé d’une simplicité qu’aurait corrigé la mise en place d’une théorie.


Une absence de théorisation qui conduit à une accumulation d’idées reçues

En effet, si le livre se termine sur cet ensemble de propositions parfaitement pertinentes, au moins pour les discuter, l’ouvrage sonne comme une suite de postulats particulièrement discutables. Le premier est celui qui fait de la télévision un média fondamentalement mauvais puisqu’il est porteur d’images plus que de fond, ainsi elle "est devenue une vitrine où l’on s’expose avec ostentation. Non pas en affichant ses idées, mais en exhibant un profil. En faisant étalage de son image personnelle ainsi mis en devanture. Désormais, il s’agit d’être vu et d’agir pour la montre."   Cette critique contre le média en lui-même n’est que très peu argumentée, la publicité et l’audimat sont montrés du doigt, mais c’est plus dans la nature même du média que semble résider son principal défaut. C’est donc fondamentalement l’image qui est incriminée, incapable de rendre compte de la réalité l’auteur semble lui appliquer ce que Dayan décrit comme les "deux accusations"   faites à l’image (infidélité des représentations qui coupent de la réalité des faits et absence d’authenticité par rapport à l’expérience immédiate).

De plus, pour s’opposer aux dérives de la télévision l’auteur construit un argumentaire qui met en avant la presse écrite comme le pendant noble à la politique de l’image. Ainsi, la IIIe République qui "marque l’apogée de la presse d’opinion et du débat politique"   apparaît comme un passé idyllique et qui est en partie fantasmé. En effet, il oublie que cette époque c’est aussi celle de la presse des faits divers, où les journaux populaires abordent la politique sous l’angle de l’anecdotique qui attire le lecteur   . Pourquoi l’image est-elle donc fondamentalement mauvaise par rapport à l’écrit de journaux comme le Père Duchesne d’Hébert, ou comme ceux de cette IIIe République rêvée qui a vu l’affaire Salengro et poussa Blum à faire une loi en 1936 qui correctionnalisait les fausses nouvelles et la diffamation ? La théorie d’un débat politique forcément supérieur quand il se déroule sur le papier ne tient pas longtemps la route, là encore c’est la forme de l’image que Roger-Gérard Schwartzenberg tente de condamner au travers d’un effet de miroir déformant.

Autre idée reçue : raconter c’est dire le faux. Le symbole de cet usage en politique ce sont bien sûr les communicants et principalement la méthode du storytelling. L’auteur explique que "la confrontation des récits supplante l’affrontement des idées"   , mais lui aussi utilise abondamment la narration pour présenter le personnel politique qu’il dénonce. Par exemple, dans sa description de Kadhafi les formats narratifs reviennent régulièrement : "Quarante ans. Cela fait près de quarante ans que le colonel Muammar al-Kadhafi dirige la Libye."   Mais ici, la découverte de l’usage du récit en politique semble, à la manière de Salmon   , abolir les décennies de recherches qui avaient mis fin à la théorie de la seringue hypodermique. Face aux nouvelles méthodes de communication et à la prédominance de l’image, Roger-Gérard Schwartzenberg postule un électeur soumis au message que construisent les dirigeants, et laisse de côté toutes les analyses sur la capacité d’interprétation de celui-ci.

La démonstration en devient même inquiétante lorsqu’il explique que ce sont finalement les électeurs les moins informés et les plus sensibles au faux de la communication politique qui décident : "Au demeurant, dans les principales démocraties, les deux camps sont pratiquement à égalité. La plupart des votants ont déjà arrêté leur choix avant même que s’ouvre la campagne. Restent seulement les indécis – en réalité, les électeurs les moins informés et les moins attentifs aux débats de fond – qui sont donc les arbitres du scrutin et qu’il faut attirer de son côté pour l’emporter."   Face à cette vision du jeu démocratique on pourra poser beaucoup de questions (vision bipolaire, abandon de la nécessité de mobiliser ses propres troupes, idée que plus on est "informé" plus son camp est définitif, image d’une politique qui vise les indécis mal informés et donc sensibles à une communication spectacle…), mais elle sert en fait à justifier toute une démonstration qui manque finalement d’apports théoriques.

D’ailleurs, lorsque ceux-ci existent, ils ne sont pas utilisés en profondeur. Par exemple, l’auteur, au moment de présenter Berlusconi, cite Le nouveau prince de Pierre Musso   , mais il oublie de dire comment ce livre souligne que l’image du leader charismatique homme d’affaire accompli que construit le cavaliere n’est pas une simple communication, mais est porteuse d’une idéologie managériale qui consiste à gérer l’État comme une entreprise. Il ne s’agit donc pas seulement de faux ou de vrai, d’hommes politiques peu scrupuleux qui profitent de l’appétit pour le spectacle d’électeurs mal informés. Il s’agit bien plus, par l’image que tentent de se construire les politiques   de porter des valeurs qui construisent une vision du monde et l’action que le candidat compte avoir sur celui-ci. Mais l’auteur oublie, de la même manière qu’il oublie la capacité d’interprétation du citoyen, que la communication politique, aussi triviale qu’elle puisse être, a un fond   . Et s’il est clair au premier regard qu’il tombe dans la critique platonicienne de l’image, imitation d’une imitation, la lecture permet de comprendre qu’il tombe dans une seconde critique platonicienne qui est celle de la doxa par rapport au logos. Là où celui-ci se fonde sur des constructions raisonnées, celle-là se fonde sur des vérités approximatives. Mais lorsqu’il s’agit d’élections, surtout celles uninominales aux postes les plus importants, est-ce qu’il n’est pas normal de fédérer avec des images partagées par le plus grand nombre, surtout lorsque ces images sont porteuses de valeurs et d’un fond qui permettent au citoyen de se positionner par rapport à un projet politique ?

*À lire également sur nonfiction.fr :

- Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte), par Frédéric Martel.