Un ouvrage collectif pour explorer les multiples facettes d'un artiste parmi les plus importants du temps présent.

Abbas Kiarostami est cinéaste, et avant tout identifié comme tel par le public, surtout depuis son triomphe au palmarès cannois en 1997 avec Le Goût de la cerise. Mais Abbas Kiarostami est également photographe, peintre, vidéaste, poète. Cette polyvalence n’était pas ignorée par ceux qui fréquentaient son œuvre depuis la fin des années 1980, alors que ses films, qui commençaient à peine à franchir les frontières de l’Iran, commençaient à être régulièrement distribués en France. Elle est aujourd’hui davantage reconnue, et même si c’est ici avant tout des films qu’il s’agit ici, un des mérites de l’ouvrage collectif dirigé par Philippe Ragel – qui s’inscrit dans la continuité d’une importante rétrospective consacrée à Kiarostami organisée à Toulouse en mars 2007 – est de proposer une grande diversité d’objets d’étude et d’angles d’approches pour rendre justice au talent protéiforme du cinéaste-plasticien.

C’est aussi une des limites du livre, inhérente à l’entreprise de l’ouvrage collectif. Malgré le beau texte de Ragel en introduction, qui fournit un cadre commun aux réflexions qui suivent, on ne peut s’empêcher de regretter, devant la richesse de certaines propositions théoriques, qu’elles ne soient pas prolongées d’un article à l’autre avec davantage de constance. A défaut, on notera avec intérêt la façon dont les articles se répondent les uns aux autres, parfois de manière contradictoire : là où certains convoquent Bazin et le néo-réalisme italien comme héritage manifeste de l’œuvre de Kiarostami, d’autres soulignent au contraire à quel point cette œuvre, malgré les apparences, tranche radicalement avec ces référents obligés (cinéma du réel contre cinéma conceptuel, une opposition qu’Alain Bergala propose, dans son texte, de reconsidérer, arguant que Kiarostami « trouve un équilibre inédit entre les grandes postulations constitutives du cinéma »)   ; là où certains exaltent le travail phénoménologique sur la matière et les éléments fondamentaux, d’autres constituent le monde matériel de ses films comme la projection d’un monde spirituel ; là où certains postulent l’universalité du langage cinématographique et affilient Kiarostami avant tout à la "patrie" de la modernité esthétique, d’autres privilégient des approches culturalistes (voire religieuses) parfois un peu forcées. Mais il faut sans doute voir en ces divergences de points de vue une preuve de la liberté interprétative et de la multiplicité des approches possibles (phénoménologique, picturale, spiritualiste, symboliste, etc.) permises par l’œuvre de Kiarostami.

Annoncé par le sous-titre, un des grands axes de l’ouvrage concerne le rapport particulier que l’œuvre de Kiarostami entretient avec le "réel". On sait que l’idée de réel est particulièrement ambiguë au cinéma, du fait que cet art a souvent été perçu comme étant le seul à pouvoir reproduire mécaniquement l’apparence du monde. Bien sûr, il s’agit toujours de représentation : l’image de cinéma est toujours cadrée, composée selon les lois de la perspective, découpée, montée, projetée sur un écran bidimensionnel qui ne saurait se substituer au monde. C’était déjà la contradiction repérée par Bazin, le « je sais bien (que l’image de cinéma n’est pas la réalité), mais quand même (j’y crois)… ». C’est sans doute le texte d’Alain Bergala qui, à l’intérieur du livre, pose le mieux les enjeux, manifestes chez Kiarostami, de l’altération contrôlée des apparences du monde par le médium cinématographique : la dialectique entre le travail de l’image comme profondeur et de l’image comme surface, notamment, y est présentée comme une des tensions les plus fécondes de l’œuvre du cinéaste.

Mais si le réalisateur iranien est devenu malgré lui l’emblème d’un certain "cinéma du réel", si l’on a souvent convoqué à son sujet le référent documentaire, c’est d’une part en raison d’un respect supposé pour une réalité sensible "non-manipulée", d’autre part en fonction de son refus manifeste des effets spectaculaires et des codes dramaturgiques établis. Sur ces points, l’ouvrage dirigé par Philippe Ragel permet de dépasser certaines pré-notions et de complexifier la notion de "réel" considérée dans son rapport à la matière expressive du cinéma. Non seulement il apparaît que Kiarostami est très loin de se garder de "manipuler le réel", mais en plus son apparente sobriété dramatique et stylistique ne fait que dissimuler un dispositif formel d’une grande rigueur, qui entraîne avec lui toute une conception de l’art cinématographique.

De fait, en y regardant de plus près, il devient évident que l’œuvre de Kiarostami se déploie au-delà de la traditionnelle distinction entre fiction et documentaire. Ses mises en abîme du dispositif cinématographique (reconstitution du tournage d’un précédent film dans Au travers des oilviers, caméra à la place du miroir dans Le Vent…, ombre projetée du héros sur la terre de la cimenterie dans Le Goût de la cerise, etc.) rejoignent ses expériences plus radicales sur la lenteur, la contemplation (Five notamment), sur le récit (Close-Up et son fait-divers reconstitué, rejoué par les personnes qui l’ont vécu, ses séquences captées en plein tribunal), et sur la puissance retrouvée des dispositifs fondamentaux de l’expression cinématographiques (les champs-contrechamps de Ten ou du Goût de la cerise). Dans ce retour fasciné à l’ontologie du médium, il s’agit alors moins, comme l’écrit François de la Bretèque, de « rejouer les débuts du cinématographe sous le régime d’une reconstitution » que « d’intégrer une complexité déjà acquise et de transposer ces dispositifs primitifs en moyen d’interroger la nature de la représentation cinématographique »   .

On le voit, chez Kiarostami, il est moins question de "réalisme" ou d’objectivité au sens strict, que de dispositif. L’essentiel réside dans la position de l’artiste et de la caméra vis-à-vis du monde ; c’est moins une reproduction fidèle de la réalité qui est visée, que l’expression, par les moyens spécifiques du cinéma, d’une essence de cette réalité. La singularité du cinéma tient ainsi, notamment, à l’étape du tournage, moment privilégié d’une rencontre avec le monde – il faut voir à cet égard combien l’adoption de la vidéo numérique a modifié le travail du cinéaste au cours des dernières années. A rebours de tout naturalisme facile, le "réel" devient alors le régime de l’incertain, de la contrainte, et la place importante aménagée à l’imprévu dans les dispositifs kiarostamiens en constitue une parfaite illustration.

Mais les "manipulations" scénographiques effectuées par le cinéaste (le trajet de la pomme du Vent nous emportera, le tracé paysager des chemins en zig-zag sur les collines, etc.) participent également de cette dimension. Le réel au cinéma, en effet, est moins une affaire de "vraisemblance" (de l’action ou de la chose représentée) que de regard. Selon l’heureuse expression reprise par François de la Bretèque à Jacques Aumont, « la nature elle-même ne dit rien », mais c’est justement à partir de ce mutisme que travaille le cinéma : avec lui, c’est la « fonction du regard » qui a changé   , ce dernier devenant avant tout « une caisse de résonance aux vibrations du paysage »   pour des personnages « voyants plutôt qu’actants »   .

La notion d’attente est une des conditions à l’établissement de ces dispositifs. A cet égard, un film comme Le Vent nous emportera a incontestablement valeur de manifeste : ayant gagné un village reculé où agonise une vieille femme, dans le but d’y filmer un rite funéraire archaïque, un journaliste de télévision, « élevé dans le culte du rendement et de la productivité des images »   , est confronté à la résistance inattendue de la mourante. Les journées s’égrènent ainsi, dans une attente qui est la condition pour que quelque chose du monde se révèle au regard. Couplée à un travail sur la prolongation des plans (Caroline Renard produit à ce sujet un solide texte théorique, qui montre comment l’étirement du plan dans le temps éprouve la matière filmique dans son rapport au réel)   et à des effets de stase et de répétition dans le récit, l’expérience de l’attente va de pair avec l’imposition du modèle narratif et représentatif du parcours individuel.

Les héros de Kiarostami ne cessent en effet de se déplacer, à pied ou en voiture, Au travers des oliviers ou bien le long des routes ou des pistes qui sillonnent les centres urbains (le Téhéran de Close-Up ou de Ten) ou les collines de la campagne iranienne (Où est la maison de mon ami ?, Le Goût de la cerise, Le Vent nous emportera…). Si le véritable sujet de l’œuvre de Kiarostami « est le monde », c’est moins en vertu d’un art de la ressemblance que, comme l’avance Jean Mottet dans un texte élégant et sensible, parce que le réalisateur « invente de nouveaux circuits où s’impose une matérialité renflouée par les moyens du cinéma »   : une sorte de « géo-anthropologie du paysage iranien en mouvement », pour reprendre ses termes. Ce que cherche Kiarostami, c’est sans doute moins l’expérience extatique du voyage ou l’errance initiatique du road movie, qu’un déplacement sensible du corps et de l’expérience du monde au cœur d’espaces naturels travaillés dans le sens de leur puissance matérielle propre.

Cette attention portée à la matière des choses et des espaces parcourus est sans doute une des principales causes de la singulière puissance que dégagent les films de Kiarostami. Le motif de la terre, notamment, y renvoie davantage à une expérience poly-sensorielle qu’à une quelconque dimension symbolique. L’apothéose de cette dynamique se trouve dans la scène centrale du Goût de la cerise, dans laquelle le héros, « fasciné par une cimenterie où les camions déversent leurs chargements d’éboulis, s’arrête, sort de la voiture, s’assied sur le bas côté, pour se laisser littéralement recouvrir de poussière, comme saisi dans la matière qu’il explore ». Ce corps à corps avec la poussière constitue un moment où « le sculpteur Kiarostami descend jusqu’au grain de la matière pour loger son personnage sous une forme floue, à peine distincte de la terre, entre la vie et la mort »   .

Il faudrait également souligner à quel point la rigueur et l’apparente simplicité des dispositifs kiarostamiens permet de faire surgir, à partir de la présence des choses du monde à l’écran, quantité de petits miracles de cinéma que notre regard, décrassé par le film, accueille comme autant de « moments épiphaniques discrets où la présence du sacré souffle sur le monde »   . Un sacré qui « ne fait pas trou dans la continuité du monde ni dans la conscience du personnage », qui « affecte le visible mais reste toujours assignable à un phénomène naturel », qui « se manifeste comme une effluve qui survole légèrement le paysage pour l’effleurer de son aile »   .

Pour le spectateur, il s’agit moins d’intégrer un système de pensée à proprement parler que de faire l’expérience, par écran interposé, d’une imprégnation progressive avec la matière du monde. Le spectateur postulé par le cinéma de Kiarostami se retrouve en fait, face au film, dans une situation comparable à celle de ses personnages face au monde fictionnel. Alors que ces derniers parcourent l’espace de ce monde, en quête de prises et de significations, le spectateur, de son côté, doit établir sa propre position à l’intérieur un film qui ne lui assigne pas de place a priori, qui lui laisse une grande latitude de regard, d’attention et d’interprétation. Le sens n’est pas donné d’emblée, il est, pour chaque spectateur, à construire devant l’œuvre.

En refermant ce très riche ouvrage, on pourra s’étonner de l’absence d’étude plus poussée sur Ten, qui constitue pourtant une rupture radicale dans l’œuvre du cinéaste. On pourra aussi déplorer l’absence d’une réflexion frontale sur les rapports de Kiarostami avec l’Iran : à une époque où certains, en vertu d’un préjugé qui pèse à leurs corps défendants sur tous les cinéastes originaires de "zones difficiles", voudraient voir en Kiarostami un cinéaste essentiellement préoccupé de formalisme, désengagé des enjeux politiques de son pays, il aurait été souhaitable de montrer, en une étude systématique, à quel point le "formalisme" de Kiarostami est précisément l’angle qui règle son approche du corps social iranien. Et que le dispositif à deux caméras de Ten, lancé sans autorisation officielle dans les rues de Téhéran, comme le surgissement "hors de terre" d’un éboueur, sous le regard "topographique" du héros du Goût de la cerise, en disent plus long là-dessus que tout discours explicitement engagé ou contestataire. Ou encore que la ronde initiale du héros du Goût de la cerise, qui – l’objet de sa quête n’étant pas précisé à ce moment du film – évoque temporairement une drague homosexuelle, mais aussi l’érotisme incroyable d’une séquence du Vent nous emportera, dans laquelle une jeune femme voilée trait du lait pour le personnage principal, constituent des audaces remarquables au sein d’une économie de production chapeautée par la loi islamique. Finalement, qu’il s’agisse de paysage, de métaphysique ou de questions de société, le « corps d’un pays qui échappe souvent à notre langage »     affleure à travers un style, par l’imposition sereine des formes de l’art.

Mais bien sûr, avant d’être un cinéaste iranien, Kiarostami est un cinéaste, tout court. Et, comme le montre magistralement cet ouvrage dont c’est finalement la grande idée implicite, c’est à l’échelle du monde pris dans sa globalité et dans son mouvement post-moderne de « surproduction universelle de signes qui ne renvoient plus à leurs référents »   , en rupture avec l’organisation rationnelle-marchande de la circulation des images et avec la production pavlovienne des affects et des significations, que le cinéma de Kiarostami impose sa puissance de retrait et d’observation, restaurant au monde son incertitude et son poids perceptif, et à l’existence humaine dans ce monde, son ineffable mystère.