Un livre d’entretiens avec des intellectuels des horizons différents sur ce qui lie les européens entre eux.

Qu’est-ce que l’Europe ? Où commence, où s’arrête-t-elle ? Qu’est-ce que lie les Européens entre eux ? Qu’est-ce qu’être européen ? Telles sont les questions posées par Alexandre Mirlesse en introduction de ce livre d’entretiens avec dix intellectuels et artistes venus de régions périphériques de l’Europe.

Alexandre Mirlesse, élève de l’École normale supérieure et de Sciences Po Paris a rejoint le think thank Notre Europe   en juin 2006 pour travailler sur l'identité européenne. Ce livre est né de ce travail initial, prolongé par de nombreux voyages sur le Vieux Continent.

L’attention portée par Alexandre Mirlesse aux périphéries explique pourquoi bon nombre des personnalités interrogées se reportent à une géographie politique instable. Le cinéaste estonien Ilmar Raag raconte l’histoire d’une identité changeante : petit garçon, il imaginait le monde "comme un grande ligne partant de Moscou, au bout de laquelle il y avait Tallin, mon île et, tout à la fin, ma maison" avant d’être perçu comme "Européen de l’Est". Le metteur en scène catalan Lluis Pasqual parle quant à lui de l’Europe vue de l’Espagne franquiste comme d’un espace utopique, désigné par la périphrase "au-delà, dans le Nord".  La même perception de l’Europe est présente dans la Turquie d’aujourd’hui selon l’anthropologue Nilüfer Göle. Pour elle, le pouvoir de l’Europe vient de sa capacité d’influer sur les imaginaires et les désirs des peuples qui n’en font pas entièrement partie.  C’est un poète biélorusse, Adam Globus, qui propose une distinction entre la géopolitique et la géopoétique. Selon Globus, pour dessiner une carte stable de l’Europe, il faut partir d’Homère, de Shakespeare, de Cervantès … Bref, une carte de l’Europe qui prend la culture comme grand repère commun.  

Les personnalités interrogées se rapportent souvent à une Europe antérieure au début de la construction européenne. Le philosophe roumain Andrei Pleşu parle de la création de l’Europe en tant qu’épiphénomène de l’Empire Romain. L’écrivain italien Claudio Magris nous fait plonger encore plus loin dans le passé quand il parle de la spécificité de l’Européen qui serait surtout un zoon politikon,  "un individu dont la réalité comprend aussi le monde extérieur". Le contraste se creuse entre ce passé riche et un présent qui serait marqué par le déclin de la civilisation européenne, selon Pierre Riches, théologien catholique. Pour Riches l’Alexandrie d’entre-deux-guerres serait l’une des dernières villes européennes, car véritablement cosmopolite. On peut rapprocher son propos de celui de l’architecte serbe Bogdan Bogdanovic, qui parle de l’Europe à la fois comme étant une civilisation de villes et un grand mélange de langues, nations et traditions. Cependant, force est de constater que si Bogdnovic vit aujourd’hui à Vienne c’est parce que sa Yougoslavie natale n’existe plus, laissant place à des nouveaux Etats qui se sont fait la guerre pour affirmer haut et fort un droit d’autodétermination établi selon des critères ethniques, en opposition à un cosmopolitisme révolu.

 



Peut-on, donc, parler d’un récit commun ? Et si oui, est-ce qu’il perdure de nos jours ? Luis Pasqual répond par une phrase remarquable : "L’art et le commerce ont relié les Européens depuis toujours. L’amour aussi. La haine surtout. » Si récit commun il y a, c’est un récit sanglant. L’écrivain suisse Adolf Muschg parle d’Hitler comme du "dernier mythe fondateur européen". Et si Adam Globus parle d’une histoire positive qui mettrait en scène des artistes et des créateurs, Claudio Magris lui réplique que la littérature rapproche les Européens de façon seulement indirecte. Elle ne peut pas créer des similitudes, elle peut juste les exprimer.

Comment peut-on expliquer alors cette mélancolie exprimée par presque tous les auteurs ? Pourquoi cette impression d’avoir « perdu" l’Europe ? La réponse pourrait venir d’Adolf Muschg qui rapproche l’Europe de la Suisse en affirmant que les deux sont invisibles tant qu’on y est. C’est en les quittant qu’on les aperçoit plus nettement.  Claudio Magris donne une explication similaire quand il déclare que l’Europe pour lui est comme le temps pour Saint Augustin : "je crois bien savoir de quoi il s’agit, mais il suffit qu’on me pose la question, et je ne le sais plus …"

S’ils ne présentent pas tous le même intérêt, ces entretiens tiennent finalement leur promesse : celle de nous faire découvrir une autre Europe, l’Europe des intellectuels. C’est un espace non seulement inscrit dans l’histoire et la géographie, mais aussi dans des imaginaires collectifs qui peuvent coïncider, mais aussi bien diverger ou entrer en conflit

 

 

* À lire également sur Nonfiction :

 

- L'entretien avec Alexandre Mirlesse, par Alina Girbea.

- Michel Rocard et Nicole Gnesotto, Notre Europe (Robert Laffont), par Mathilde Bouyé.

- Olivier Ferrand, L'Europe contre l'Europe (Terra Nova / Hachette Littérature), par Eric L'Helgoualc'h.

- Olivier Ferrand, L'Europe contre l'Europe (Terra Nova / Hachette Littérature), par Yves Bertoncini.