Un ouvrage qui se penche sur les rouages du monde de l'art contemporain, nous invitant à aborder d'un œil nouveau cet univers si particulier.
Sociologue, historienne d’art et critique d’art d’origine canadienne, ayant vécu aux États-Unis et en Grande-Bretagne, Sarah Thornton - déjà auteur d’un livre remarqué sur la culture jeune et la fréquentation des raves et des boîtes de nuit - possède à n’en pas douter les atouts intellectuels qu’exige une investigation du monde de l’art contemporain international. Elle y ajoute une compétence relationnelle rare dans les milieux académiques, qui lui a permis de pénétrer ce monde de l’intérieur ; un sens de l’observation digne des meilleurs ethnologues ; une aptitude à la narration que lui envieraient bien des journalistes ; et une écriture pleine d’esprit (à laquelle toutefois la traduction française peine un peu à rendre justice). Le tout offre un livre drôle, instructif et, de bout en bout, passionnant, écrit comme un thriller où l’on se demande à chaque page si l’on ne va pas découvrir un meurtre à la suivante.
Nous voilà donc introduits, successivement, chez Christie à New York, avant le début d’une grande vente aux enchères d’art contemporain ; dans une salle de cours du CalArts (Californian Institute of the Arts) de Los Angeles ; dans l’enceinte de la foire de Bâle, peu avant l’ouverture ; à la Tate Britain de Londres, au moment où va se décerner le Turner Prize, le plus important des prix ; dans les locaux du célèbre magazine Artforum International ; du côté de Tokyo, dans l’atelier d’un des artistes japonais les plus en vogue; et, enfin, à la veille de l’ouverture de la Biennale de Venise (l’équivalent, dit-on, du Festival de Cannes). Si l’on était en France, sans doute aurait-il fallu ajouter le pré-vernissage d’une exposition dans un grand musée parisien…
Dans cet univers où la circulation de considérables sommes d’argent va de pair avec celle, aussi contrôlée que possible, des informations ("dans le monde de l’art, le potin n’est jamais futile. C’est la forme vitale du renseignement commercial"), le simple fait de pouvoir pénétrer dans le cercle raréfié des artistes, des commissaires, des décideurs, des collectionneurs, et dans ces moments privilégiés où le public n’est pas encore admis ("La Biennale de Venise n’ouvre pas au public avant demain, mais elle est déjà finie pour le monde de l’art"), constitue en soi un remarquable atout. Sarah Thornton nous en fait profiter, rapportant avec un mélange de curiosité et de détachement les conversations qu’elle a pu mener, par des entretiens plus ou moins formels.
Dans ce monde quantitativement restreint, où il est de bon goût de parler des artistes en ne mentionnant que leurs prénoms, règne une permanente et intense concurrence : les commissaires-priseurs vont être jugés par leurs pairs si les ventes ne dépassent pas suffisamment les estimations ; les collectionneurs sont jaugés par les quelques autres milliardaires, voire les conservateurs de musée, avec lesquels ils se disputent les artistes les plus en vogue ou, mieux, ceux qui sont en passe de le devenir ; les galeristes rivalisent avec leurs confrères pour attirer les bonnes grâces des artistes ou s’imposer dans le milieu comme les plus compétents ; les experts et conseillers doivent prouver en permanence qu’ils sont meilleurs que leurs rares collègues s’ils veulent affirmer ou confirmer leur réputation ; et les artistes les plus cotés se comparent avec leurs prédécesseurs et leurs successeurs dans la course aux records (même s’ils sont censés ne pas le faire : l’idée qu’ils sont en concurrence est tabou). Les plus grands des collectionneurs n’y sont pas forcément les plus riches, ni les plus célèbres, mais les plus introduits – ceux qui ont accès les premiers aux œuvres, aux informations, aux personnes. Quant aux artistes, chacun sait - sauf les naïfs - que l’argent ne fait pas leur valeur : encore faut-il que l’épreuve du temps confirme la cote du moment ; ce dont personne, par définition, n’a les moyens de s’assurer. En attendant, on mise sur tel ou tel comme, il y a un siècle, sur le cheval réputé gagnant ; on constitue des collections comme d’autres, auparavant, des écuries ; et l’on parade dans les allées des foires avant les vernissages (car pendant, c’est pour le tout venant) comme l’on se montrait, jadis, à Longchamp.
Sarah Thornton, je le précise, ne va pas jusqu’à la comparaison que je viens de risquer ; mais tout, dans sa description, y entraîne. Tel Saint-Simon à la cour de Louis XIV, elle nous initie aux subtiles hiérarchies de ce monde : les emplacements des annonces de galeries dans la meilleure revue font l’objet de soins aussi attentifs que le placement des convives dans un dîner diplomatique ; la visite d’atelier est "un rituel important de promotion de l’art" ; les marchands ne doivent jamais être vus par les artistes en train de faire des affaires, tandis que les collectionneurs ne doivent pas paraître se préoccuper de l’argent, pas plus que les artistes de leur réputation ; dans l’avion de Tokyo à L.A., l’artiste voyage au premier rang de la classe affaires, les galeristes derrière lui, tandis que les conservateurs du musée sont relégués au rang 18, en classe économique (mais l’artiste offre au plus haut gradé de prendre son siège – ce que celui-ci, bien sûr, refuse). Avant d’en arriver là, toutefois, un artiste aura dû, au minimum, attendre, sans pouvoir être sûr qu’il allait s’en sortir : tel qui dormait sur le toit de sa camionnette lors de sa première exposition à Venise est logé aujourd’hui dans un palace, et se voit applaudi par les clients du restaurant qui le reconnaissent.
L’auteur a le coup d’œil infaillible pour noter les détails des tenues, dans un monde où l’apparence fait plus que compter : tel commissaire-priseur "ajuste sa cravate et referme la veste de son costume gris foncé. Sa coupe de cheveux est si normale qu’elle défie toute description" ; un couple de galeristes (hommes) à la foire de Bâle portent, "l’un, un ensemble de pièces rares faites sur mesure par des stylistes italiens, sans cravate ; l’autre, un costume à fines rayures Hugo Boss et des chaussures en daim marron, sans cravate" ; quant à l’artiste, son "uniforme de la semaine" se compose simplement d’ "un T-shirt blanc, un short baggy couleur kaki, et des tennis blanches sans chaussettes". Normal : l’artiste n’a pas besoin de se faire bien voir, puisque c’est celui que chacun regarde ; d’ailleurs, "s’il a du retard dans sa toile pour Pinault, c’est comme quand Michel-Ange était en retard pour le Pape", dit-on volontiers dans le milieu.
Le monde de l’art contemporain a bien changé, par rapport aux légendes de l’art moderne qui bercèrent la jeunesse de ceux qui se sont initiés à l’art du temps où tout se jouait entre Montmartre et Montparnasse. D’abord, il s’est internationalisé : les passeports des deux galeristes sont remplis de visas, et tel artiste qui monte a renoncé à son appartement car il voyage en permanence. Les carrières se sont accélérées : on peut devenir une star en quelques années, sinon en quelques mois. Et puis, l’artiste n’est plus un solitaire inspiré, tel Jackson Pollock dansant autour d’une toile dans son atelier : c’est un entrepreneur, qui a 90 employés à Tokyo et New York, et a fait inscrire au dos de sa toile les noms des 25 collaborateurs qui y ont travaillé. Certains artistes utilisent couramment, pour produire leurs œuvres, des logiciels informatiques tels que Illustrator ou Photoshop. Et plus personne ne s’indigne des propos de Warhol lorsqu’il disait qu’"être bon en affaires est la forme d’art la plus fascinante… Faire de l’argent, c’est de l’art, travailler c’est de l’art, et les bonnes affaires c’est le meilleur de l’art" : au pire, on en rigole ; au mieux, on s’y met.
Au total, ce ne sont pas vraiment des révélations qu’on retire de cette lecture excitante : aucun secret n’aura été trahi, et les confidences qu’a réussi à soutirer l’auteur ont probablement été déjà faites à d’autres. Ce qui est véritablement instructif dans ce livre, c’est le déplacement d’un lieu à l’autre de ce monde, et la description globale qui s’en dégage ainsi, mettant en évidence un espace interactionnel, dans un milieu à la fois très large géographiquement et très restreint socialement, où ce sont les relations entre l’ensemble des acteurs qui font marcher l’ensemble, dans une direction que personne ne connaît à l’avance, même si des lignes de force s’imposent après coup avec la force de l’évidence. Le secret, c’est que personne ne sait rien de décisif, et que rien n’est concerté, mais que ce sont les actions de chacun en fonction des actions des autres qui font exister les valeurs après lesquelles chacun court alors même qu’il contribue à les créer. C’est dire que ce qu’on retire de cet exercice de dépaysement ethnographique c’est, véritablement, une leçon de sociologie