À la fois récit de vie, essai d’ego-histoire, ce livre est aussi une réflexion sur l’identité française et la littérature.

Paul Valéry dit quelque part : « La vie de l’homme est comprise entre deux genres littéraires. On commence par écrire ses désirs et l’on  finit par écrire ses mémoires ». La « composition française » de Mona Ozouf ne correspond ni à l’un ni à l’autre ; elle est à la fois plus modeste et finalement plus ambitieuse : assumant volontiers un statut quasiment pédagogique qui rend hommage à ce que l’École a fait d’elle, l’historienne « compose avec » son expérience de la « maison » et la culture scolaire, l’ici et l’ailleurs, la marque des souvenirs et les passions historiennes. Récit de vie raisonné, mais pas si raisonnable, essai d’égo-histoire, le livre noue en gerbes les grands sujets de Mona Ozouf que l’on retrouve ici tressés dans la trame de sa vie : la Révolution française et son obsession de l’unité, la Troisième République avec en son cœur le dispositif pédagogique, les femmes, ces soumises insoumises, et la littérature qui « travaille » son œuvre depuis longtemps - on se souvient de La muse démocratique (1998), essai sur Henry James, et des Aveux du roman (2001). Composition française donc, car s’y livre une réflexion, souvent irrévérencieuse, sur une identité française, jamais pensée comme une substance ni comme une essence, mais plutôt comme une relation acrobatique entre les élans de l’universel et les servitudes du particulier, mais aussi en en renversant les polarités habituelles, entre la tyrannie de l’unité républicaine et la riche vitalité de la diversité. Comme la mère inconsolée de Mona Ozouf, jeune veuve trop tôt privée de son mari,  plus consternée que concernée par le monde qui s’affole autour d’elle à la fin des années 1930, nous sommes nombreux à nous retrouver perplexes, avec notre « troupeau d’incertitudes », comme le dit si joliment l’auteur, ballottés dans des débats ineptes entre « républicanisme » et « communautarisme » qui nous laissent cois. C’est donc aussi la complexité, la profondeur historique et le sens des nuances qui nous sont restitués avec ce récit d’une enfance bretonne, enfance singulière et pourtant partageable. Rien ne serait possible sans la palette complète des armes de l’écrivain que possède Mona Ozouf. Si elle n’est pas et assure qu’elle ne sera jamais écrivain de fiction, elle a pourtant forgé une langue, presque immédiatement reconnaissable à qui sait tendre l’oreille, une langue tenue, qui connaît les raccourcis, a le sens du rythme et cultive la précision des mots, comme une lépidoptériste avec ses papillons, une langue qui fait l’étoffe des plus beaux récits et des plus belles histoires - profitons, pour cette fois, de l’homonymie bienheureuse du français.

Contrairement à ce que laisse présager le sous-titre, l’histoire de Mona Ozouf ne recoupe pas les nombreux récits de vie d’une enfance bercée par la langue bretonne, où l’ascension sociale est possible grâce à une acculturation française par l’École, souvent souhaitée par les familles. Car chez elle, tout est étrange: la « bretonnité » en question n’est pas le fruit d’une culture familiale héritée mais de l’ordre de la culture militante, volontariste, livresque, introduite par son père qui a appris le breton à l’École normale d’instituteurs. Cette Bretagne, présente dans la bibliothèque paternelle, est une Bretagne « rouge », celle des insoumis, des héros et des légendes irlandais. Elle a ses mythes, ses emblèmes, ses figures détestées (Madame de Sévigné) mais renie le folklore et Bécassine, rejette la bigoterie et se démarque politiquement des forces réactionnaires, l’Église en premier lieu, dépositaire traditionnelle des us et coutumes locaux. La figure du père perdu à quatre ans est longuement explorée avec le regard tendre de l’enfant, devenue une historienne rétive à la « prose justicière » d’une historiographie trop assurée: Yann Sohier, animateur du bulletin Ar Falz, était un militant breton, anti-militariste, pacifiste, à la fibre prolétarienne, compagnon de route du Parti communiste car confiant en la politique des minorités de la jeune URSS, qui fait le choix du nationalisme breton en 1931 mais n’a pas le temps d’en connaître les dérives collaboratrices. Cette position insolite n’est pas prévue dans la cartographie des possibles politiques de la Troisième République. Ce qu’il aurait fait pendant la guerre ? Nul ne le sait. Nul n’est tenu d’écrire l’histoire restée inachevée de ce « jeune homme  tiraillé entre des fidélités contradictoires ».  Le tiraillement est le propre de l’homme, aurait-on envie de dire, après avoir lu Mona Ozouf, elle même tiraillée entre cette étonnante et très cohérente culture familiale, l’éducation raide et néanmoins réconfortante que pourvoyait une école publique en majesté, encore sûre de ses principes et de sa légitimité, et enfin l’Église dont la silhouette est inoubliable dans tout village breton, fût-il « à concurrence ».

Étrangement, le monde excentrique de la « maison » qui conjugue la passion de l’égalité avec le maintien têtu et fier des différences est, parmi les trois mondes de l’enfant Mona Ozouf, celui qui s’approche le plus de nos aspirations contemporaines pour des sociétés urbaines désormais multiculturelles qui font se côtoyer différentes communautés dont les circonstances historiques ont fait qu’elles sont bien obligées de cohabiter, de vivre ensemble sans s’entre-dévorer ni abjurer leurs différences   . Dès lors, les espoirs de ces bretonnants rouges, plombés par l’expérience de la guerre, sont au contraire pertinents pour aujourd’hui. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce régionalisme anti-jacobin est aussi un des rares lieux politiques de la critique anti-impérialiste à l’âge de la « plus grande France ». Ainsi, la mère de Mona Ozouf soulignant ironiquement que « Nos ancêtres les Gaulois… » est également enseigné aux petits Africains. Cette façon, propre à sa famille et à ses femmes notamment, d’être à la fois casanières, craintives et secrètement rebelles, marque l’historienne dont la discussion critique avec l’historiographie des femmes fut, il y a quelques années déjà, orageuse.

La sortie de la strate bretonne de l’enfance s’effectue en plusieurs temps : le lycée à Saint-Brieuc, la rencontre avec un monde élargi lorsqu’elle « monte » à Paris en khâgne, puis bientôt à l’École normale supérieure de Sèvres et enfin, de façon concomitante, l’entrée au Parti en 1952. Mona Ozouf raconte de façon assez comique sa vie de militante tout en n’en désavouant pas la charge affective qui reste le motif essentiel du ralliement à la grande famille des communistes. Pour elle comme beaucoup d’autres historiens de sa génération - Furet, Le Roy Ladurie, Richet, Agulhon - le passage du « je » au « nous » transite par l’engagement communiste,   pour ces jeunes gens d’autant plus désireux de rejoindre ce « nous » idéal qu’ils arrivaient trop tard dans le siècle pour avoir vécu la guerre et ses défis.

Intellectuellement aussi, la jeune historienne prend ses distances avec l’enracinement dans les terres enfantines de la « celtitude idéale » pour communier avec les moments d’épiphanie de l’utopie révolutionnaire, l’ambition folle mais belle de recommencer l’histoire. D’où vient dans la culture politique française le prestige - et les mirages - de l’unité ? L épisode révolutionnaire, et particulièrement le saut dans le vide de l’été 1789, est évidemment central. La fuite du roi, puis son exécution, la guerre externe et interne, beaucoup de choses expliquent l’apparition d’une souveraineté nationale surpuissante et auréolée d’une impitoyable unité où désormais les revendications provinciales deviennent synonymes de traîtrise. À lire Mona Ozouf, on comprend comment l’historien doit être doué d’imagination et de passion, ce qui ne sont pas les qualités généralement associées et encore moins brandies par la corporation. Et pourtant. La compréhension fine de ces moments disruptifs où rien n’est prévisible, où tout peut vaciller, la considération des inaccomplis de l’Histoire - comme cet épisode fédératif girondin sur lequel revient Mona Ozouf - requièrent une « façon » de l’écrire et une conception de l’historicité  qui rompent avec bien des certitudes ou des instrumentalisations idéologiques. Ainsi, la Troisième République peinte par Mona Ozouf ne ressemble en rien à l’essentialisation abusive qu’en font certains pour nourrir leurs fantasmes républicains : le régime fondé par les Jules Ferry et autres opportunistes (au sens historique du terme) est tout sauf une République armée dans ses principes. Des principes, elle en a et une volonté puissante, mais combinée à un sens du compromis, de la nuance, de la ruse même - décrocher les crucifix pendant les vacances et oublier de les remettre à la rentrée ; comme le résume Mona Ozouf, la liberté y est toujours considérée comme plus désirable que le Bien. C’est pourquoi l’historienne de la République n’a aucune difficulté à faire fond sur les zélateurs contemporains d’une République fictionnelle et commente avec bon sens la dramatisation exagérée et profondément hypocrite du « communautarisme » orchestrée avec l’affaire du foulard, nouvel épouvantail pour des idéologues en mal d’ennemis.

Raisonner ainsi, c’est simplement ouvrir les yeux, apprécier la complexité des problèmes d’aujourd’hui, douter, se contredire parfois. Tout cela, c’est un long commerce avec la littérature qui nous l’enseigne. Et c’est là qu’apparaît de nouveau, sans être théorisée en tant que telle, une réflexion sur l’usage de la littérature en histoire. En effet, la littérature n’est pas seulement l’occupation favorite de la petite fille solitaire en proie à l’ennui massif des dimanches après-midi ; elle n’est pas seulement - ce qu’elle est pourtant puissamment - une pratique intime de fabrication de soi par la lecture identificatrice et interprétatrice, mais aussi une ressource à penser toujours mobilisée, jamais démentie   : du temps des années au Parti, la littérature, surtout « réactionnaire », c’est l’échappée belle hors de l’univers militant, la joie de la transgression douce - sécher André Stil pour se plonger dans Henry James. C’est également le lieu topique, « l’incomparable observatoire » où se négocie la tension entre l’Ancien-régime et la révolution, entre les aspirations démocratiques et les rémanences aristocratiques, comme l’analyse son livre Les aveux du roman. Mais son dernier ouvrage révèle à quel point la littérature est plus que cela, un véritable modèle cognitif. Par la plasticité de ses formes, la polysémie qui la caractérise, la littérature permet de saisir, mieux que l’histoire arc-boutée sur ses schémas d’interprétation, les processus complexes d’une vie, d’une guerre, de violences extrêmes. La lecture de Virginia Woolf et la perception des révolutions littéraires du début du XXe siècle permettent de déconstruire « l’illusion biographique » et les « sens uniques » des existences reconstruites ; la lecture du Tolstoï de Guerre et paix oblige à rompre avec la fiction d’une histoire stratégique pour appréhender l’expérience simple du soldat perdu dans le chaos du combat ; celle de Proust, enfin, d’après Carlo Ginzburg, devrait nous inciter à peindre la guerre, mais « comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens »   . Finalement, ce que la littérature offre à l’historienne, ce n’est pas seulement un style, mais une véritable poétique de l’histoire, un regard compréhensif et étonné, loin des idéologues de la maîtrise et des Fouquier-Tinville aux petits pieds de la discipline.

La littérature, refusée car sacralisée au collège, fait retour sur l’œuvre de l’historienne. Il faut peu de choses pour écrire finalement. Il faut peu de choses pour être française, comme le souligne l’auteur à propos de sa grand-mère, porteuse pourtant de l’identité nationale dans le foyer domestique. Que chacun écrive donc sa « composition française » et bricole avec ses contradictions ! Le flux de l’écriture est une solution pratique aux arbitrages impossibles et aux « étagements » nécessaires à toute fabrique identitaire, hier comme aujourd’hui. Lorsqu’on tourne la dernière page du livre de Mona Ozouf, on se prend à rêver de ce vaste exercice collectif d’écriture …

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- l'entretien avec Mona Ozouf, à propos de Composition française.