nonfiction.fr : Composition française n’appartient à aucun genre répertorié : ni autobiographie ni mémoires. Comment définiriez-vous votre livre ?

Mona Ozouf :
En effet, je me suis également posé la question. C’est un monstre à deux têtes !  - avec une première partie relatant des souvenirs d’enfance et une postface élargie réfléchissant sur l’articulation délicate et infiniment négociée entre identité nationale et fidélité locale à la « petite patrie » qui constitue l’horizon naturel des débuts de la vie. Au départ, c’est un éditeur Jean-Étienne Cohen-Séat qui, en lisant la préface à l’École de la France   , m’a suggéré d’en faire un livre. Bien plus tard, j’ai voulu montrer à mon mari mes « lieux de mémoire » - ce qui a déclenché l’envie d’écrire à partir de cette expérience bretonne si particulière. J’ai tenté de sélectionner une collection de souvenirs afin d’alimenter une réflexion historienne. Mais la dénivellation de ton entre les premiers chapitres biographiques et l’essai final était telle que, découragée, j’ai failli abandonner. Finalement, j’y suis revenue et j’ai fait quelques points de crochet… J’avais beaucoup aimé Jeanne et les siens   de Michel Winock qui, dans un contexte tout autre, s’apparente un peu à ce que j’ai voulu faire. De même, j’avais trouvé certains itinéraires biographiques des Essais d’ego-histoire très réussis, surtout ceux qui jouaient le jeu d’une reconstitution sensible et ne se limitaient pas au récit d’une carrière   .


nonfiction.fr : Les personnages qui entourent votre enfance, votre grand-mère, votre mère et votre père sont tous, chacun à leur manière, des êtres intrigants…

Mona Ozouf :
Ma grand-mère m’intrigue parce que je ne comprends pas très bien aujourd’hui comment, sortant de son Léon natal, elle était quand même la figure portant l’identité française dans la maison. D’où mon intuition qu’il faut peu de chose pour se sentir d’une nation. De même que Groethuysen dit qu’il faut peu de chose pour être d’une religion, quelques gestes, un peu de rituel, quelques mots…M’accompagnant à Versailles lorsque j’y viens pour entrer en classe de khâgne, elle n’est jamais allée à Paris, manifestant une incuriosité totale pour la capitale ! Ma mère est un personnage pathétique. Aujourd’hui, je me dis qu’elle a gâché sa vie en acceptant la tutelle, jugée naturelle alors, de sa mère après la mort de mon père. Elle était belle, séduisante et elle aurait pu - non pas « refaire sa vie » comme in dit un peu bêtement aujourd’hui - mais la poursuivre, la recréer avec un autre homme. Elle est toujours restée en retrait de sa vie. Je me demande si elle aurait aimé ce livre. A vrai dire, je me demande même si, elle vivante, je l’aurais écrit. J’aurais pu lui demander des renseignements, des éclaircissements, tout ce que je n’ai pas fait lorsqu’elle était encore là, mais il est toujours trop tard avec les parents.

Mon père était d’une espèce politique rare et non sans contradiction : un militant breton anti-militariste, pacifiste et compagnon de route du Parti communiste. Mort à trente-quatre ans, certains se sont chargés, un peu vite à mon goût, de prolonger sa ligne de vie. Pour moi évidemment, il était toujours très présent dans mon enfance d’orpheline, d’autant plus que la base continue de ces années, c’était : « Qu’aurait-il fait ? ». Mais qui connaît les possibles d’une vie ? Il a été l’objet après 1945 d’une double instrumentalisation que je rejette également : la légende rouge en a fait un héros communiste, bien en peine d’en trouver d’autres après le désastre de la collaboration ; la légende noire l’a identifié aux dérives du nationalisme breton entre 1940 et 1945, années qu’il n’a hélas pas vécues.

nonfiction.fr : Dans ce dernier livre, vous faites l’éloge de la géographie, « école des songes ». La géographie, dites-vous, illustre plus généreusement la diversité heureuse que l’histoire, plus soucieuse d’une marche au pas cadencé vers le Progrès.

Mona Ozouf :
Oui, c’est vrai. Comme nombre d’écoliers et d’écolières, j’imagine, j’ai beaucoup rêvé devant ces cartes de géographie, topographiques ou géologiques, qui tapissaient les murs des salles de classes. J’étais fascinée par les cartes. Peut-être aussi parce que je suis très visuelle ; j’adore dessiner et je l’ai beaucoup fait, petite. Je possède toujours des croquis de ma grand-mère ou de ma mère, qui m’ont aidée pour ce livre. J’ai énormément dessiné et je dessine mentalement les paysages que je traverse. Quand je les décris, par exemple ceux que parcourt le roi entre Paris et Varennes   , j’essaie de les rendre sensibles, visibles. C’est tout l’esprit de l’école française de géographie avec Vidal de la Blache, en premier lieu, un nom que je connais depuis l’enfance à cause des cartes justement où il était inscrit, avec un léger carambolage : « Vidal-Lablache ». Sur la Bretagne, je trouve qu’il a été plus juste que Michelet qui sait très bien restituer l’infini camaïeu des paysages mais pour le regretter, tout préoccupé qu’il est de l’unité nationale. En somme, je me retrouve plus vidalienne que micheletienne !

nonfiction.fr : Vous ferraillez contre un certain néo-républicanisme très ignorant de ce qu’a été réellement la Troisième République, pourtant souvent érigée en modèle.

Mona Ozouf :
La Troisième République a constamment vécu d’accommodements. J’admire l’œuvre et la vie de Jules Ferry car il représente, pour moi, une alliance inédite du courage et de modération. La culture de la gauche française valorise la radicalité mais il est plus difficile de défendre une position « moyenne » qu’on assimile trop vite à de la médiocrité.
L’émergence dans les années 1980 de la vulgate néo-républicaine a servi de substitut à tout ce qui s’est écroulé : la foi, dans des versions qui pouvaient différer, en une société plus juste, en un monde plus heureux. La crispation sur l’École est également compréhensible : l’enseignement est le dispositif central de la République, et l’école laïque, gratuite et obligatoire un des rares sujets de fierté de la gauche française. Mais je m’interroge quand même toujours sur cette valorisation de l’unité et de l’uniformité importée sur tous les grands sujets. Pourquoi Montesquieu n’a-t-il pas plus marqué la culture française ? Je crois qu’il dit quelque part, mais il faudrait retrouver la citation exacte, que le goût de l’uniformité a frappé quelques grands esprit mais a surtout marqué les petits esprits : ça rassure… Par ailleurs, certains répugnent à être d’aucun lieu, comme si cela entachait l’universalité possible de leurs actions ou de leurs pensées. Pour moi, il n’y a toujours eu que des aménagements, des négociations, des compositions entre l’ici et là-bas, entre nos différents statuts d’expériences. Même si cela ne va pas sans tiraillement, nul besoin de les réduire.

nonfiction.fr : Vous êtes une grande lectrice de littérature tout en vous gardant de vouloir en écrire. Mais en quoi la littérature vous est-elle indispensable comme historienne ?

Mona Ozouf :
Nabokov dit que la littérature, c’est « une démocratie des détails ». J’aime beaucoup cette citation qui me permet de vous répondre partiellement. D’une part, la littérature c’est l’attention à la particularité dans des schémas historiens parfois trop encombrés de présupposés et aspirant à la généralité ; la littérature, c’est aussi l’attention à l’intempestif, à la rupture, à ce qui n’est pas advenu mais aurait pu advenir, au foisonnement des possibles. La pratique littéraire permet de penser ça : ce qui double ce qui est. J’ai toujours trouvé que la fréquentation assidue du roman guérissait du fatalisme historique. Pensons à ces députés des États-Généraux, avec leurs cahiers des charges mesquins, tout lestés encore de revendications traditionnelles. Et bien, en trois semaines, ils oublient tout ! C’est comme un coup de foudre, un phénomène de contagion amoureuse. La rupture est là, durant cet été 1789. Pas moyen d’arrêter. La littérature permet d’imaginer ce type de grand saut dans le vide, qui effraie les historiens, par nature amants du nappé, de la continuité. Les romanciers décrivent ce qui se passe lorsque Lucien Leuwen tombe de cheval devant le rideau de mousseline de madame de Chasteller…
 

* À lire également sur nonfiction.fr :

Mona Ozouf, Composition française (Gallimard), par Emmanuelle Loyer.