E. Phelps évoque la lutte contre le chômage en alliant préoccupations sociales, recherche de l’équité, responsabilisation et compatibilité avec les marchés.

Nul besoin d’être spécialiste d’économie pour prendre un vif intérêt à la lecture de la traduction française de Rewarding work, l’ouvrage de l’américain Edmund Phelps, prix Nobel d’économie en 2006. Publié en 1997 dans sa version anglophone, Rémunérer le travail se veut un ouvrage plutôt grand public qui part de considérations de bon sens, d’appels faits à diverses disciplines (philosophie politique, sociologie…) ainsi qu’aux talents de technicien éclectique de l’économie et de pédagogue qui ont fait la réputation de l’auteur, pour tenter de convaincre le lecteur que l’une des armes décisives en matière de lutte contre le chômage est le subventionnement des emplois faiblement qualifiés.

La démarche de Phelps part d’une conviction qui, de prime abord, peut heurter la sensibilité : une partie non négligeable du chômage dans les pays industrialisés s’expliquerait par l’insuffisante rémunération des emplois faiblement qualifiés au regard des multiples appuis financiers ou en nature que peuvent apporter les dispositifs de protection sociale ou tout autre source de revenu, licite ou illicite. Autrement dit : le marché du travail est organisé de telle sorte que, dans bien des cas, il puisse être rationnellement préférable pour un individu de préférer le non-emploi à l’emploi. Si Phelps accorde une importance probablement trop forte à ce phénomène – en tout cas il documente assez peu son travail sur ce point – il reste que, comme le débat en France sur les "trappes à inactivité" développé depuis les années 90 et remis au gout du jour à l’occasion de la mise en place du revenu de solidarité active l’a mis en évidence, les situations où l’arbitrage du demandeur d’emploi peut s’avérer défavorable au retour immédiat à l’emploi ne sont pas exceptionnelles.

Sur la base de ce postulat, le raisonnement suivi par Phelps est simple. L’évolution de la structure des emplois dans l’économie moderne a conduit les employeurs à valoriser les salariés à plus forte productivité, lesquels se confondent de plus en plus avec ceux ayant un niveau de qualification relativement élevé, et cela au détriment des rémunérations des faibles niveaux de qualification, qui se sont éloignés du salaire médian depuis les années 60. L’écart relatif entre les rémunérations selon le niveau de qualification, ainsi que la montée en puissance des systèmes de protection sociale ont rendu les emplois faiblement qualifiés très peu attractifs, tant pour des raisons strictement financières que de reconnaissance symbolique, ce qui a pu expliquer une partie importante de la montée structurelle du chômage que les pays industrialisés ont connu depuis les années 70. Au passage, Phelps dresse dès l’introduction et tout au long de son ouvrage un tableau extrêmement noir des conséquences  psychologiques et sociales du chômage, pour en faire le principal moteur de l’apathie générale et de l’exclusion de franges de la population de plus en plus nombreuses.

Dès lors Phelps propose la mise en place d’un système simple de subvention publique de chaque emploi dont la rémunération serait située en-deçà d’un seuil proche de l’équivalent du SMIC français. Cette subvention, sous forme de crédit d’impôt permanent, serait d’un niveau particulièrement élevé (ce qui la différencie largement de la prime pour l’emploi française) et elle diminuerait à mesure que l’on s’éloignerait de ce seuil, cette dégressivité étant paramétrée de telle sorte qu’il ne soit pas tentant pour l’employeur de sous-qualifier ou de sous-payer certains emplois. Ici, Phelps fait le pari que les employeurs se feront concurrence pour capter les faibles niveaux de qualification pour toucher la subvention jusqu’à ce que les rémunérations proposées atteignent un équilibre. La montée en charge du dispositif serait financée par un impôt supplémentaire de 10 % sur l’ensemble des revenus, ce qui assurerait du même coup un rôle de redistribution à l’ensemble du dispositif. A terme, Phelps avance même que les effets d’un tel dispositif sur le niveau de chômage, et indirectement sur les problématiques de type politique de la ville ou de lutte contre les exclusions engendrerait des économies sur certaines politiques sociales, et permettrait un autofinancement partiel.

On remarque que le dispositif proposé par Edmund Phelps, s’il y ressemble, est beaucoup plus ample que la prime pour l’emploi à la française. Il se distingue par ailleurs nettement des emplois aidés en ce qu’il s’applique potentiellement à tous les emplois et indépendamment des caractéristiques de ceux qui les occupe et qu’il n’est pas limité dans le temps. De même, il est beaucoup plus large que les dispositifs d’intéressement prévus pour les allocataires de minima sociaux puisque, lié à l’emploi et non à celui qui l’occupe, il peut bénéficier à tout individu. Enfin, il n’est pas comparable à l’Earn Income Tax Credit (l’impôt négatif américain, qui correspond très approximativement à la fois au RMI et à la prime pour l’emploi) en ce que le dispositif proposé par Phelps ne concerne que ceux qui occupent un emploi et qu’il n’est pas conditionné par la situation financière et sociale de l’individu). En clair, le mécanisme de subvention des emplois faiblement qualifiés se veut un outil global visant au développement de l’emploi et non seulement un instrument de politique d’insertion professionnelle des publics en difficulté.


Un levier parmi d’autres d’une politique de l’emploi ambitieuse

La démarche de Phelps dans Rémunérer le travail a donc le mérite de poser la question de la lutte contre le chômage dans des termes relativement peu fréquents, en tout cas en France, qui allient préoccupations sociales, recherche de l’équité, responsabilisation du citoyen, souci de l’ingénierie d’un système concrètement applicable et finançable, et compatibilité avec le fonctionnement des marchés. L’ouvrage a également la volonté de resituer la solution préconisée, dans ses avantages et inconvénients, par rapport aux autres approches, qu’elles relèvent de politiques macro-économiques (politiques d’obédience keynésienne stricte visant à relancer la croissance en injectant de la monnaie ou solutions monétaristes visant à diminuer autant que possible l’intervention des pouvoirs publics dans le fonctionnement des marchés) ou des leviers classiques de la politique de l’emploi (dépenses en matière de formation, emplois aidés, etc.). Et force est de constater que toutes ont montré leurs limites dans la plupart des pays occidentaux.

Il reste que Phelps fait l’impasse sur les conséquences potentielles de son dispositif, notamment sur les effets de l’écrasement de la grille de salaires moyens qu’il ne manquerait pas de provoquer. Il passe également sous silence les contradictions qu’il peut contenir avec les politiques de soutien de l’innovation, qui sont aussi essentielles dans nos pays que la simple action défensive de lutte contre le chômage. Il n’évoque que trop rapidement, et de manière insuffisamment documentée, une question importante quant à la pertinence de la solution qu’il propose : le potentiel de création de postes non qualifiés de l’économie et de la société est-il à la hauteur du nombre d’inactifs non qualifiés présents ou à venir sur le marché du travail ? Enfin, Phelps n’aborde quasiment pas les politiques consistant à jouer sur le caractère plus ou moins incitatif du système d’indemnisation du chômage, qui sont pourtant extrêmement présentes, voire en vogue, dans plusieurs pays européens. Mais peut-on vraiment reprocher à Phelps, néo-keynésien soucieux d’inciter les agents économiques plutôt que de les contraindre, de préférer un mécanisme de soutien des rémunérations à un mécanisme de sanction ?

Au total, on comprend que le dispositif imaginé par Phelps ne saurait être qu’un levier parmi d’autres d’une politique de l’emploi ambitieuse, mais que ce levier va loin dans ses conséquences puisque, élément d’une politique pour l’emploi plutôt que d’un politique contre le chômage, il participe à la nécessaire revalorisation du travail ainsi qu’à une non moins nécessaire accentuation du caractère redistributif de nos systèmes fiscaux. Enfin et surtout, Rémunérer le travail nourrit avec fraîcheur, érudition et stimulation la réflexion d’actualité en France sur la suppression des trappes à inactivités, en plaidant plutôt pour un renforcement du dispositif de prime pour l’emploi (en en augmentant le niveau, en révisant les paramètres, et le connectant avec une réforme fiscale d’ampleur) que pour un développement de l’intéressement au retour à l’emploi des allocataires de minima sociaux. Encore que les deux ne soient pas exclusifs l’un de l’autre, bien au contraire.


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Sur le chômage et le précarité :

- Une critique du livre de Martin Hirsch et Gwenn Rosière, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Baptiste Brossard.
Dialogues sur la possibilité d'une action sincère en politique.

- Une critique de ce même livre, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Thomas Audigé.
Un ouvrage qui fera assurément débat, tout comme le sujet qu'il traite d'ailleurs.

- Une critique du livre de Nicolas Jounin, Chantier interdit au public (La Découverte), par Mathias Waelli.
Une enquête ethnographique exemplaire sur les contradictions du BTP et la réalité quotidienne des chantiers.

- En complément, la postface méthodologique de l'ouvrage de Nicolas Jounin.


Sur la question du modèle social :

- Une critique du livre de Gøsta Esping-Andersen, Trois leçons sur l'État-providence (Seuil / La République des idées), par Gérôme Truc.
Quelques leçons sur l'avenir de la protection sociale en Europe. Un petit ouvrage pas toujours innovant mais à coup sûr stimulant.

- Une critique du livre de Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Nathalie Georges.
Yann Algan et Pierre Cahuc entreprennent un diagnostic économique de la France et avancent des hypothèses pour sortir de la 'société de défiance'.

- Une critique du même livre, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Olivier Blanchard.


Pour avoir une vue d'ensemble sur ces questions et d'autres sujets :

- Une critique du livre de Guillaume Duval, Sommes nous tous des paresseux ? et 30 autres questions sur la France et les Français, (Seuil), par Rémi Raher.
Quand Guillaume Duval se pose 32 questions sur la France et les Français, il reçoit un prix du Livre d’économie. Et bouscule pas mal d'idées reçues.