Un livre clair qui développe une théorie renvoyant dos à dos le déterminisme génétique et les théories de l’auto-organisation.

L’ouvrage qu’il avait écrit avec Pierre Sonigo, Ni Dieu ni Gène (Seuil, 2000), avait sonné comme un coup de semonce pour calmer l’enthousiasme excessif de ceux qui voyaient alors dans le programme génome humain la fin de la génétique moléculaire comme d’autres annonçaient la fin de l’histoire. D’un point de vue opérationnel, on s’attendait à la mise en place rapide de thérapies génétiques dès lors que les « gènes de » auraient été identifiés. Ces espoirs ont pour la plupart été déçus et les failles de ce déterminisme entrevues, mais loin de tout triomphalisme, c’est cette fois-ci en son seul nom que Jean-Jacques Kupiec, chercheur en biologie et en épistémologie au centre Cavaillès de l’École normale supérieure de Paris, poursuit son entreprise. Dans L’Origine des individus, il pose les fondations d’un édifice théorique qui trouve déjà ses premières vérifications expérimentales.

Ce titre renvoie bien sûr à l’ouvrage majeur de Darwin, L’Origine des espèces, qui avait été l’occasion d’un dossier sur nonfiction.fr, à l’occasion de 150 ans de la parution de ce livre décisif. Kupiec entend ici appliquer la démarche darwinienne au niveau cellulaire. Il ne s’agit pas de chercher une origine dans le sens de l’apparition d’une espèce ou même des individus, dans une perspective qui serait essentialiste, mais davantage de s’intéresser à une généalogie. Pour ce faire, l’auteur n’hésite pas à rapprocher le nominalisme de Darwin de celui de Claude Bernard   : les espèces n’existent en tant que telles que parce que le classificateur les distingue. Le concept d’ontophylogenèse, introduit pour qualifier le darwinisme cellulaire   , montre clairement que les processus d’évolution des individus (ontogénèse) et des espèces (phylogenèse) ne font qu’un, les deux visages de Janus placé en couverture. L’index placé à la fin de l’ouvrage ne reprend malheureusement pas ces notions mais demeure néanmoins bien fourni. Dans l’ensemble, le livre s’adresse aussi bien aux spécialistes qui apprécieront la rigueur des arguments qu’au grand public qui verra sans doute quelque préjugés remis en cause.

Pour exposer ses positions, Kupiec propose d’abord rien de moins que « cinq thèses pour une nouvelle théorie de l’individuation biologique ». Il critique aussi bien les modèles mécanistes impliquant l’existence d’un « grand horloger » que les modèles déterministes issus du développement impérialiste (osons le mot) de la théorie de l’information dans la biologie moléculaire. La fétichisation de la notion d’information génétique a rapproché celle-ci de l’idée de « cause formelle » ou « d’âme » dans la philosophie aristotélicienne   . Pour autant, Kupiec ne renie pas les apports de la philosophie à la biologie théorique, bien au contraire, puisque de nombreux penseurs, d’Hippocrate à Schrödinger en passant par Buffon ou Weismann, sont cités dans le livre en appui à l’argumentation de l’auteur.

Kupiec insiste sur le hasard comme notion essentielle, contrairement aux tenants de l’auto-organisation (Ilya Prigogine, Stuart Kauffman ou Atlan dans ses premiers écrits) qui n’avaient vu là que du bruit, dans le sens statistique. Les variations aléatoires deviennent alors essentielles pour le développement des espèces comme des individus puisque c’est l’environnement qui exerce une pression de sélection. L’auteur expose de façon très concise et souvent pertinente les théories du déterminisme génétique et de l’auto-organisation, dans ses principales variantes. Peut-être aurait-il pu être plus incisif dans sa présentation des modèles de structures dissipatives exposées par Prigogine – qui ont donné lieu à de nombreux contresens – mais l’essentiel est là et les limites, voire les incompatibilités théoriques, de ces positions, sont clairement exposées. Kupiec démontre le pouvoir heuristique de sa théorie à travers une nouvelle interprétation de l’origine du cancer vu comme déséquilibre entre la composante stochastique et les contraintes sélectives de l’ontophylogenèse   .

Après s’être intéressé aux différentes conceptions classiques des théories de la génération depuis l’Antiquité, le biologiste-philosophe propose en guise de conclusion un « programme de recherche et une éthique de l’ontophylogenèse ». Kupiec montre d’abord que si l’échec relatif des théories liées au déterminisme génétique avait suscité le développement d’un nouveau champ de recherche sur les protéines, avec par exemple la question du repliement et la façon dont les protéines acquièrent leur forme tridimensionnelle, ces recherches s’étaient également heurtées à une conception trop déterministe qui négligeait le rôle essentiel du hasard. « Contrairement à ce qui était prédit, ces protéines [impliquées dans de nombreux processus cellulaires normaux ou pathologiques] ne sont pas stéréospécifiques »   . La multiplicité des interactions (souvent une centaine) a fait apparaître un problème auquel ni le déterminisme génétique ni les différentes versions du holisme   ne peuvent faire face. Kupiec rappelle alors les deux impératifs auxquels sa théorie de l’ontophylogenèse l’a conduit : sur le plan conceptuel, « faire passer la variabilité biologique du statut de simple fluctuation à celui de paramètre fondamental »   , et d’un point de vue éthique, considérer que « l’être vivant se constitue par ce qu’il n’est pas » et que « l’autre est présent dans son identité, inséparable. »   .

Le lecteur intéressé par ces applications prometteuses du darwinisme au niveau cellulaire pourra en outre se reporter à un autre ouvrage que Jean-Jacques Kupiec a publié, plus récemment encore, avec Olivier Gandrillon, Michel Morange et Marc Silberstein, Le hasard au cœur de la cellule - Probabilités, déterminisme, génétique, paru aux éditions Syllepse en 2009

 

 

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