Comment les petites histoires du festival de Cannes finissent par s'assembler dans une grande histoire du cinéma.
Pour tout cinéphile, ce livre fera figure d’ovni dans la pléthore des ouvrages consacrés au cinéma. Il ne traite pas du style de tel réalisateur ou de la filmographie de tel acteur, mais des souvenirs d'un homme qui, dans sa situation de délégué général du Festival de Cannes, a joué un rôle important dans l’évolution du cinéma mondial. Structuré de façon très agréable, en 74 petits chapitres, cette autobiographie non chronologique rappelle le Je me souviens... de Georges Perec. Le futile y côtoie l'essentiel, et l'intime se découvre au détour de propos qui peuvent parfois relever davantage de l'anecdote.
Un récit marqué par l'authenticité
Le livre évoque d'emblée d’autres autobiographies, comme Un Secret de Philippe Grimbert (Grasset, 2004) ou encore L'enfant de Noé d'Eric-Emmanuel Schmitt (Albin Michel, 2004). Il raconte la vie d'un homme marqué par son enfance passée sous l'Occupation, contraint de cacher une judaïté qui, sans les persécutions, n'aurait pas pris une telle importance. Gilles Jacob vient d'une famille de Juifs assimilés ayant occupé des fonctions importantes dans la société française. Par ailleurs, la sincérité de sa démarche l'amène à reconnaître que son brillant parcours n’a pas été exempt de coups de pouce, donnés par quelques importantes relations (par exemple pour bénéficier d'une place tranquille pendant le service militaire). Lui-même n'a jamais rechigné à faire jouer ses relations, " bombardant " comme il l'écrit lui-même la fille de son cousin François (le prix Nobel de médecine), en qualité de secrétaire de Rosselini pour le colloque que celui-ci tenait à monter pendant le festival de 1977. Le procès de népotisme serait ici malvenu tant ces aspects du livre témoignent davantage de l'authenticité du récit et des anecdotes qui l’émaillent. Gilles Jacob confesse de même quelques traits de vanité (" J'étais Radiguet ", à propos du moment où il signe le contrat de publication de son premier roman, en 1969).
C'est à l'automne 1975 que Gilles Jacob entre dans l'histoire du Festival de Cannes . Maurice Bessy et Favre le Bret, respectivement délégué général et président du festival, lui proposent d'entrer à leur service, " à mi-temps pour six mois à l'essai non renouvelables " . Jacob y apprend rapidement l'art de la diplomatie... et des compromi(ssion)s. Lorsque de Bessy est lâché par Favre le Bret, il remarque avec un brin de cynisme : " Tant il est vrai qu'on protège ses collaborateurs pour autant qu'on ne soit pas menacé soi-même. ". D'autres observations, non moins lapidaires, concernent les professions qui gravitent autour du microcosme des festivals de films : " tout directeur de festival est un metteur en scène rentré " puis « Le critique est un directeur de festival rentré. " . Le décor est placé, ces aigreurs promettent de belles tragi-comédies et Jacob y a joué son rôle, défendant les uns, critiquant les autres. Ses affinités et ses amitiés sont sobrement présentées, souvent de façon touchante, notamment dans les pages consacrées au réalisateur Claude Berri, récemment disparu .
Témoin de son époque, Jacob a l'humilité de reconnaître que " comme pour la libération de Paris, [il a] manqué Mai 68 " (p. 143). Il affiche d’ailleurs une certaine antipathie pour " les soixante-huitards [qui] voulaient changer le monde ", mais il ne semble pas réaliser que, si en 1972 Bessy avait pu obtenir le droit de choisir les films étrangers (auparavant sélectionnés par les pays et transmis à l'intérieur du réseau des ambassades), il s'agissait bien d'une conséquence directe de la libéralisation propre à cette époque.
Un monde 'people' par essence ?
Le Festival de Cannes ne pourrait probablement pas exister sans la magie des stars, ces " demi-dieux " (et déesses !) dont Edgar Morin, dès les années 1950, avait étudié l'importance d'un point de vue sociologique (dans un livre, Les Stars, et un article paru dans Les Temps modernes). Il est donc sans doute naturel que Jacob nous relate des caprices de stars (surtout de la part de certains réalisateurs)... même si ce côté " people " pourra décevoir quelques uns de ses lecteurs. Ainsi apprendre qu'en 1979 il fallait " un yacht de 45m de long pour loger Coppola, sans compter plusieurs suites au Carlton pour sa famille, ses enfants, ses collaborateurs, son agent, ses avocats... "... ne présentera pas d'intérêt majeur pour un cinéphile, quoi que ce dernier puisse être friand de tels détails (même chose en 1992 pour l'arrivée rocambolesque d'Alain Delon). Peut-être n'était-il pas nécessaire non plus de s'étendre sur les sautes d'humeur de Pialat (qui font l'objet du chapitre 3), ou sur la vie privée de Woody Allen et Mia Farrow " avec leurs neuf enfants ", puis sur Woody et sa fille adoptive. Les décisions des jurys sont parfois exposées de façon étonnamment morne, comme de vulgaires négociations commerciales où la psychologie joue à plein. D'autres anecdotes sont plus intéressantes, comme l'incident diplomatique causé par l'exigence de la néo-zélandaise Jane Campion (seule femme cinéaste ayant reçu la palme d'or à ce jour), lorsque celle-ci refusa, lors d’un gala, de s'asseoir à la table du président Chirac qui venait de relancer les essais nucléaires à Mururoa.
Cette réelle intimité avec les stars n'est cependant pas si superficielle qu’il n’y paraît. Gilles Jacob a été le premier responsable du festival à être un vrai cinéphile. Favre le Bret était d'abord un gestionnaire (de l'opéra de Paris au départ) et Bessy ne feignait même pas de s'intéresser au cinéma. La cinéphilie (dont Antoine de Baecque a retracé l'histoire) , cet " amour qui s'entretient " , justifie pleinement la proximité avec les réalisateurs, producteurs et acteurs. Non pour entrer dans le jeu de la presse "people", mais bien, avant tout, pour assurer aux films la meilleure exposition.
Un festival entre tradition et modernité
Comment rester le plus grand et le plus convoité des festivals ? L'obsession de l'image et de la communication s'est pleinement développée durant l'ère Jacob – une ère qui perdure puisque c'est actuellement un tandem Jacob/Frémaux qui tient les rênes du festival. Créer une tradition d'excellence suppose une prise en compte de la modernité et la mise en place d'innovations... qui rompent précisément avec certaines traditions.
Jacob a su se défaire de ce paradoxe. Certaines des quinze règles qu'il expose expliquent cette réussite : " parler directement au réalisateur ", " montrer sa connaissance du cinéma ", " ne jamais répondre à une attaque dans la presse "... D'autres parmi ces règles peuvent étonner, notamment la règle 14 : " ne pas perdre de vue qu'un beau visage de femme est la raison d'être du cinéma " (!). Le féminisme ne semble d'ailleurs pas être la première des qualités de l'auteur. Benoîte Groult n'appréciera probablement pas de lire qu'elle a été choisie avec quelques autres "comme femmes " dans le jury de 1977. Il prête à Favre le Bret ces fines pensées dont on aurait pu être dispensé : " A-t-il bien fait d'accepter toutes ces femmes ? Comprendront-elles seulement l'intérêt supérieur du Festival ? " . Assurément, Jacob se présente comme un personnage assez conservateur, prêt à faire respecter une minute de silence, en 1981, si le pape était mort des suites de l'attentat dont il avait alors été victime .
En outre, Gilles Jacob fait parfois transparaître certains aspects autoritaires, voire autocratiques, de sa personnalité. A propos de l'épouse du patron de la Warner : " Comme elle mourait d’envie de venir à Cannes, on aurait dû lui dire que ce n’était pas le moment de me contrarier. " . Concernant la toute relative indépendance des jurys : " Désormais, je me contenterais (sic) d’assister aux délibérations " . Si officiellement, la sélection de films résulte d'un choix collectif, effectué par un comité de sélection, on lit par exemple à propos de Godard : " Entre 1980-2004, je sélectionnerai à Cannes neuf de ses films " . Et au contraire, lorsqu'il s'agit de se défausser : " je m’abritai derrière mon comité " .
A côté de cela, Jacob consent dès le début à quelques innovations, comme, en 1977, ce colloque auquel tenait Rosselini, sur "L’engagement social et économique du cinéma" (chap. 24, dommage toutefois que Jacob insinue que ce colloque a causé la mort du réalisateur). La tradition qu'il défend repose en partie sur le principe des " abonnés ", qu'il défend de façon plus ou moins convaincante . Ce sont tous ces cinéastes dont Jacob suit le travail en sélectionnant leurs films (les frères Cohen, Kieslowski, les frères Dardenne, Woody Allen, Godard...). A côté de l'argument auto-référentiel (" Si on prend toujours les mêmes, c’est bien que ce sont eux qui font les meilleurs films "), on lit aussi : " Un Fellini en petite forme vaudra toujours mieux qu'un tâcheron qui s'est surpassé. "
Mais rendons à Jacob ses principaux mérites : la création dès 1978 de la section " Un certain regard ", et la " Caméra d'or " qui récompense le meilleur premier film dans n'importe quelle section.
Le petit jeu des sections et des rivalités
La première section parallèle avait été créée en 1962 : il s’agissait de la " Semaine de la critique ", qui permettait, en ne sélectionnant que des premiers et deuxièmes films, de rompre avec l'académisme d'une sélection officielle alors trop marquée par les arrangements diplomatiques. Après l'annulation du festival, en mai 1968, une autre section parallèle avait été créée par un organisme extérieur, la Quinzaine des réalisateurs. La décision de Jacob de créer, dans la sélection officielle, la section " Un certain regard ", s'inscrit pleinement dans la rivalité avec la Quinzaine (voir le livre d’ Olivier Thévenin, La SFR et la Quinzaine des Réalisateurs, 2008). Sur ce point, l'autobiographie de Jacob est passionnante car elle permet de saisir comment la Quinzaine lui a permis de développer son audace de cinéphile. Le passage intitulé " La quinzaine le prendra " est à cet égard, au sujet d’une délicate tractation pour la sélection d’un film de Wenders, particulièrement savoureuse.
D'ailleurs, la rivalité entre les sections est à l'image de celle qui existe entre les trois grands festivals européens que sont ceux de Cannes, Venise et Berlin. En 1978, lorsque le festival de Berlin (créé en 1951) décide de se positionner en février et non plus pendant l'été, ce changement est vécu comme une déclaration de guerre pour les responsables du festival de Cannes. Jacob relate encore d'homériques batailles, en 1989, pour obtenir un film polonais (L'Interrogatoire, de Riszard Bugajski) annoncé à la Berlinale alors que Cannes patientait depuis 7 ans pour l'avoir . Dans ces moments-là, le Festival de Cannes, c'est, à nouveau, " la France ", au sens de " l’intérêt supérieur " de la nation…
Au service de la République... et à ses commandes
Jacob n’a pas seulement côtoyé des célébrités du cinéma, il a fréquenté aussi de nombreux hommes politiques. On le retrouve, dans son livre, jouant au tennis avec un ministre de la Culture (d'Ornano, en 1977), apprenant sous la douche, " nu comme un ver ", qu'il était pressenti pour remplacer Bessy au poste de délégué . L'interventionnisme forcené de Jack Lang est aussi largement évoqué, et la façon dont Jacob a réussi à s'en accommoder force le respect .
Si le festival a subi historiquement la double tutelle du ministère de la Culture et des Affaires étrangères, on comprend également que Jacob soit devenu quelqu'un qui peut commander les légions d’honneur. Il écrit qu'après l'avoir obtenue pour De Niro " [il] avai[t] demandé la même chose pour Marty ", comprenez Martin Scorsese . De même, il a aidé le cinéaste polonais Andrzej Żuławski " en lui faisant avoir la nationalité française " .
Les liens incestueux entre le festival et le Centre national de la cinématographie sont également abordés, de manière indirecte, tout comme les relations de Jacob avec les médias (il " propose [un] scoop à Frodon du Monde ", et mentionne plus loin qu'il siège au conseil d’administration de Films A2).
Si l'on peut craindre, a priori, la réunion de tant de pouvoirs différents dans les mains d'un directeur de festival, cette autobiographie est là pour nous présenter Jacob comme un personnage sincère, responsable et profondément cinéphile. Chaque lecteur sera juge de la part d’autopromotion inhérente à l’entreprise. Son incontestable cinéphilie, Jacob la démontre encore une fois cette année, en proposant, avec Thierry Frémaux, une nouvelle sélection cannoise de haut vol, sur laquelle nonfiction.fr reviendra très prochainement