J.-F. Mattéi défend l’universalité du regard européen marqué par le souci de l’âme et enjoint au retour de la transcendance, mais néglige le rôle de l’altérité.

Avec Le Regard vide, Jean-François Mattéi fait l'éloge de la culture et de l'identité de l'Europe, tout en pointant du doigt ce qui la menace de dissolution. Un ouvrage intéressant et argumenté sur un sujet difficile qui conduit souvent à la polémique, mais discutable par certains aspects.


L'identité de la culture européenne

Comment définir l'identité de l'Europe ? L'Europe est un continent à l'histoire longue et complexe, un espace intellectuel que caractérise une multiplicité de sources de pensée (Athènes et Jérusalem, mais aussi Rome et Constantinople) et d'événements qui ont produit autant de révolutions et de changements d'ère. Ne serait-il pas alors par trop arbitraire de vouloir la réduire à un seul trait identifiant ?

Prenant acte de cette difficulté, Jean-François Mattéi insiste sur le fait que l'identité n'est pas à entendre dans le sens substantialiste d'une identité figée, telle qu'en elle-même, mais que ce concept a une validité opératoire en ceci qu'il permet de rassembler des traits communs et de trouver des "formes de convergence", ce sans jamais exclure la diversité – bien au contraire, c'est la distinction nette des identités qui la rend possible – ni le rôle constitutif de l'altérité – l'identité propre se fonde sur l'appréhension de l'identité de l'autre. Dès lors, définir l'identité européenne, c'est essayer d'en saisir les "formes de convergence" qui permettent d'esquisser le "creuset unique" dans lequel vont apparaître les évolutions et les traits multiples de la culture européenne. L'enjeu est de délimiter un cadre où va se dérouler l'histoire de l'Europe, pareille au déroulement d'une intrigue qui se fait en se défaisant, en se repensant, en s'élaborant à l'infini, au fil d'une avancée, comme se tisse l'œuvre de Pénélope.

Jean-François Mattéi saisit donc l'identité de l'Europe à partir de sa culture qui se spécifie non par un contenu particulier mais par le regard qu'elle porte sur le monde, lequel regard est théorique, c'est-à-dire qu'il porte au loin, observe les choses en les mettant à distance. Regard qui ne cesse de se confronter à un horizon ; horizon qui délimite tout autant le champ de vision que le lieu de ses espérances et de ses attentes.


L'universalité du regard

Le propre de l'Europe ne serait donc que ce par quoi elle se dérobe à elle-même, une appropriation qui ne s'accomplit que dans l'espoir messianique d'un à-venir, un regard qui s'ouvre sur ce qui le dépasse et l'appelle. Que ce soit sous la forme d'un récit mythique ou d'un récit historique, l'Europe s'appréhende elle-même par une mise en intrigue de l'infini, s'énonce en des termes qui lui assignent, sur fond d'une insatisfaction dépossédante initiale, une portée d'ordre universel par laquelle elle s'efforce de revenir vers elle : "Toute l'histoire de l'Europe tisse la trame continue d'une forme mythique qui, née d'un certain regard porté sur le monde, deviendra la narration de sa propre recherche."     Ne cessant de se donner un horizon, le regard théorique européen se présente d'emblée comme un regard à vocation universelle qui s'efforce d'intégrer dans son champ l'ensemble de ce qui est et d'inclure en la réalisant l'attente utopique d'un à-venir, ce qui lui donne pour propriété caractéristique d'être sans cesse capable de se critiquer. Ce regard universel qui porte inlassablement au-delà de lui-même pour atteindre ce qui l'initie se dirige vers trois objets privilégiés constitutifs des principaux thèmes du souci que l'Europe a d'elle-même : "[…] la préoccupation attentive (…) de ce qu'il y a de plus précieux en l'homme (…) se situe au croisement des trois orientations du regard : le souci de la compréhension du monde dans l'universalité de la vérité ; le souci de la communauté en tant que communauté dans l'universalité de la justice ; et le souci de la compréhension de l'âme en tant qu'âme dans l'universalité du Bien."((p.99)

De ces trois orientations du regard, la plus importante est certainement celle qui se tourne vers l'âme, car elle donne leur forme aux deux autres orientations. Par le souci de son âme, l'homme se découvre en lui-même ouvert sur l'infini, porté vers un au-delà, animé d'un désir de ce qui se tient par-delà son âme, vers quoi elle fait effort, sans que jamais son mouvement ne s'achève : "l'âme comprend que loin d'être recluse en son for intérieur, elle s'ouvre sur la proximité de l'infini."((p.197)) ; "[…] la tension du désir, en creusant inlassablement l'être, l'élève jusqu'à l'infini sans pourtant parvenir à l'épuiser."   Le "souci de l'âme", dès lors constitutif de l'homme comme le voulait le philosophe tchèque Patočka reprenant l'injonction socratique à se connaître soi-même, contribue à former d'une part le regard transcendantal issu de l'étonnement par lequel le monde nous apparaît dans la distance de la réflexion, et d'autre part le regard indigné par l'injustice qui, sous l'appel de la liberté qui déréalise le monde dans son immédiateté pour mieux le projeter, tend à atteindre le Bien, la justice à destination de tous sous la forme d'une égale reconnaissance de la dignité de chaque homme.


L'épuisement de la culture européenne

Considérant ce qui constitue ainsi l'unité de la culture européenne, il est possible d'en déduire que ce qui selon Jean-François Mattéi conduit la culture vers son épuisement est la perte de son âme, c'est-à-dire de son regard vers le lointain. Au profit de quoi et selon quels mécanismes une telle perte s'opère-t-elle ? Aux sources de l'épuisement de la culture européenne, Jean-François Mattéi semble indiquer deux causes principales.

La première cause se situe au niveau de la perte de tout horizon transcendant : "[…] ce qui a disparu, c'est le regard transcendantal que l'homme européen ou occidental portait sur son horizon d'existence, sur la fin morale qui éclairait ses choix et sur une liberté qui devait son orientation à la visée d'un bien commun."   Le risque est d'effacer le souci de l'âme pour lui préférer l'affirmation d'un moi substantialisé, tourné vers lui seul et les procédures par lesquelles il s'affirme et s'accomplit, incapable de se détourner de lui, ne supportant pas plus l'infini que l'altérité. Et Mattéi d'évoquer Sartre qui ne voit plus en autrui que celui qui me chosifie. Cette critique s'avère quelque peu unilatérale et on pourrait ici reprocher à Jean-François Mattéi de se complaire dans la critique plutôt que de s'intéresser à la vivacité des interrogations philosophiques sur le sujet et de chercher à en mettre en perspective les différentes approches.

Cette perte de l'horizon transcendant se joue également au niveau de notre rapport au monde et à la politique. Dans son désir d'universalité, l'Europe tendrait à confondre son désir de lointain avec un désir d'assimilation, d'appropriation de celui-ci et détourne le sens de sa préoccupation vers un souci de puissance, de maîtrise du réel. Ce ne sont plus alors les idées transcendantes qui dirigent le regard européen, mais les seuls processus par lequel le réel est soumis à la pensée. "L'impérialisme de l'action est ainsi la conséquence naturelle de l'empire de la pensée dès qu'elle cherche à connaître et à posséder, pour mieux jouir d'elle-même, tout ce qui tombe sous son regard."   Là encore, la critique peut rencontrer certaines limites dans la mesure où elle tend à indifférencier les théories (comme celle du progrès) qui considèrent les processus dans un sens téléologique comme orientation vers une fin idéale de l'humanité, et les théories (par exemple l'approche deleuzienne du sens)  qui considèrent les processus comme flux continu et immanent où surgit sans cesse de l'imprévisible. Sans soute peut-on déceler dans cette indifférenciation une volonté de ne pas se confronter, en les disqualifiant d'emblée, à des pensées qui récusent l'universalisme que Jean-François Mattéi défend en limitant la portée de son possible dévoiement.

La seconde cause se situe au niveau du fait que la portée critique, inhérente à un regard qui place toujours la distanciation d'un horizon à son origine, peut finir par se retourner contre lui. Sur ce point, précisons-le d'entrée de jeu par honnêteté intellectuelle, nous nous sentons en profond désaccord. Jean-François Mattéi s'en prend tout particulièrement à Derrida, dont il tend à réduire la pensée de la différence de soi à soi et la visée de la déconstruction à une forme de repentance qui serait une dénégation de tout sens   et un refus pur et simple de toute culture européenne   . C'est ne pas voir qu'en confrontant la pensée aux limites de ce qui lui est impossible et en renvoyant le sens à ce qui le constitue, Derrida, nous semble-t-il, propose une forme de regard porté vers le lointain mais sans aucune forme de téléologie (cette même téléologie dont nous pensons qu'elle n'a pas assez été thématisée par Jean-François Mattéi) ni de prétention à l'universalisme, comme une manière d'écarter le péril pointé par Mattéi de l'attention à la seule puissance et à la domination qui abolit les différences et réduit l'altérité. Bien loin de conduire à l'aveuglement du regard dont elle trahirait les principes, nous pensons que la philosophie derridienne peut être à même de lui donner sa pleine portée et son élan initial.

Tenant compte de ces aspects, on peut être amené à reconsidérer la définition que donne Jean-François Mattéi de l'identité de la culture européenne et du privilège qu'elle tirerait de son rapport à l'universel. D'une part, on peut se demander s'il est légitime d'accorder la portée d'un regard théorique à la seule culture européenne, et s'il n'en existe pas la trace dans des œuvres d'auteurs extérieurs à la sphère européenne. D'autre part, on peut se demander s'il n'est pas possible de donner un autre sens à l'universel que celui qui en fait l'émanation et le privilège de la seule pensée européenne   .


Jean-François Mattéi, sur un sujet difficile, propose une réflexion argumentée qui ne sombre jamais dans la polémique et qui a le mérite de mettre en avant l'importance et la nécessité de s'interroger sur notre rapport à notre héritage culturel et au risque que représente la perte de l'horizon du sens, ce sans jamais tomber dans les excès d'une substantialisation de l'identité qui se constituerait dans le refus de toute altérité et dans le seul souci de son affirmation, en occultant tout ce qui se tient au-delà d'elle. Cependant, son éloge de l'identité européenne le conduit à une disqualification trop rapide de certaines pensées critiques et à ne pas prêter assez d'attention à ce qui constitue l'altérité de l'Europe.


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Crédit photo : Galerie de Albertane / Flickr.com