Le magazine Books   s’est récemment fait l’écho d’une passe d’armes qui a opposé deux auteurs allemands dans les colonnes du Spiegel autour de cette question : où sont les jeunes intellectuels allemands ? En cause : l’abandon et la frilosité d’une génération incapable de prendre position et de manifester un engagement.

« L’esprit critique n’a pas le droit d’abandonner sans combattre l’espace public aux pantins et aux bonimenteurs ». La charge est lourde. Elle est à la mesure de l’indignation de Thea Dorn, jeune romancière allemande, auteur d’un article très remarqué dans le Spiegel   . Elle y dénonce, sans aucune sorte de circonvolutions, l’atonie du paysage intellectuel allemand depuis une trentaine d’années. Depuis Adorno, Habermas, Grass… la relève n’aurait pas eu lieu. À qui la faute ? Indifférence d’une génération épargnée pour laquelle l’engagement ne serait plus d’aucune actualité, faute d’une cause à défendre ? En ligne de mire : les théories de la déconstruction, car elles auraient entraîné un nivellement des valeurs. Si tout se vaut, pourquoi prendre position ? Thea Dorn n’est pas tendre envers ses congénères qu’elle qualifie de lâches, immatures et irresponsables. « La seule position que des hommes aux biographies indécises peuvent adopter dans leur discours est celle de l’observateur plus ou moins de bonne humeur. »

La jeune romancière ne minimise pas pour autant les changements de société qui ont affecté cette jeune génération d’intellectuels mise en cause. À bien des égards, selon elle, ceux-ci ne font qu’aggraver le manque de crédibilité de leur parole. Internet et sa logique participative entraînent une confusion entre professionnels et amateurs. L’appel incessant aux experts pour expliquer n’importe quel fait de société rend inaudible – et presque soupçonnable – toute pensée abstraite vouée à la généralité. Enfin, l’intellectuel se voit mis en quelque sorte « hors jeu » par les personnalités médiatiques. Que faire ? Se taire alors même que, plus que jamais, le besoin d’explication se fait sentir ? Cela serait une forme de lâcheté…

C’est un véritable pavé dans la mare que lance ainsi Thea Dorn, et son article n’a pas manqué, bien évidemment, de provoquer des réactions. Dans le même magazine, Richard Precht lui répond point par point. Non, il n’est pas vrai que la vie intellectuelle allemande s’est arrêtée aux années d’après-guerre. Les jeunes intellectuels n’ont tout simplement pas l’occasion de s’exprimer et les « Anciens » ont une lourde responsabilité dans cet état de fait. Trop jaloux de leurs prérogatives, trop hautains et moralisateurs, ils ne délaissent pas si facilement le terrain médiatique. Mais il ne s’agit pas ici d’un simple conflit de générations.

Richard Precht, et là consiste sans doute la partie plus intéressante de sa réponse, dénonce une spécificité allemande : le peu de place laissé aux sciences humaines. Et l’article de Thea Dorn, bien plus qu’une mise en cause de cette situation, en serait l’expression. Car quels sont les intellectuels érigés en modèle par la romancière ? Des gens de lettres, des écrivains. Or, « écrire n’exige pas de regard acéré sur l’actualité ». Le passé est malheureusement là pour le rappeler. Conséquence : les milieux universitaires, ceux-là même dont la vocation première est peut-être d’expliquer le monde, n’ont aucun espace d’expression et se replient sur soi. Car les universitaires ne sont pas non plus épargnés par Richard Precht. Victimes consentantes d’un système qui les condamne au silence, les chercheurs se tiennent à l’abri des châteaux forts que seraient devenues les universités allemandes. Nouvelles tours d’ivoire…  Ils se complaisent à n’écrire que des articles lus par une minorité de spécialistes, à se pencher sur des sujets de recherche obscurs   . « Chacun reste bien au chaud dans le cocon de ses concepts, comme si la mission sociale de ces disciplines était de produire des coquilles vides. » Las…

Il y a une part d’exagération liée à toute passe d’armes dans un magazine à grande audience dans les constats établis par ces deux auteurs. On sent la polémique un peu enflée car finalement, Thea Dorn et Richard Precht ne sont pas si opposés que cela et s’accordent sur le fond de leur propos : la nécessité d’un réveil de la jeune génération intellectuelle allemande. Intention louable aux airs de déjà-vu…  là-bas, comme ici