Essai d'histoire marchée.

Le paysage, objet d’histoire

Guerre et nature sous Vichy : d’emblée, le sous-titre étonne. La longue durée du paysage et l’irruption de la violence et de la guerre semblent participer de tempos irréconciliables. Spontanément, nous pensons comme Elzéard Bouffer, ce personnage du conte de Giono, qui persiste à planter des arbres d’année en année, reboise les terres hautes et désertifiées, entre Durance et Drôme (L’homme qui plantait des arbres), indifférent au temps qui passe et aux deux guerres qui ont son à peine effleurées son existence d’homme : la nature et son rythme de transformation opéreraient à distance de l’Histoire, en deçà ou au delà. 

Chris Pearson nous montre le contraire, en s’appuyant sur quelques autorités historiographiques - Lucien Febvre, Fernand Braudel- : le paysage, et particulièrement celui façonné par l’homme, est un objet digne d’histoire. Il aurait pu également convier Michelet, Michelet herborisant avec sa femme dans les montagnes du Valais entre deux chapitres de son XVIème siècle, Michelet auteur à succès de L’oiseau et de L’insecte, rêvant de réconcilier histoire et histoire naturelle. Bref, le lecteur est très vite convaincu de la pertinence de cette histoire éco-géographique de la période de guerre qui renouvelle l’abondante historiographie sur Vichy.

Cette terre qui « ne ment pas »

Les recherches de Chris Pearson confirment le caractère souvent syncrétique et profondément contradictoire des politiques vichystes. Le slogan du « retour à la terre » relève certes d’une critique ruraliste et anti-moderne de l’entre-deux-guerres, mais s’inscrit aussi dans la promotion par le Front populaire de la jeunesse et du plein air. La « guerre à la friche », immédiatement déclenchée par les autorités, est évidemment une réponse de la France défaite face aux pénuries alimentaires mais aussi une politique symbolique visant à illustrer le régénération du pays après une Troisième République qui a laissé l’exode rural vider les belles campagnes de France. À la diversité des idéologies de ce ruralisme ronronnant répond une large palette de pratiques en temps de guerre, car on voit aussi bien les Chantiers de Jeunesse que les Éclaireurs israélites de France se lancer dans cette noble croisade ; à côté de certains citadins gagnés aux charmes de la vie rurale, nombreux sont les artistes, juifs, proscrits de tout bord qui profitent de cette opportunité pour chercher refuge dans des villages isolés. Cultiver toute la terre arable, convertir en potagers les jardins citadins, drainer les marais, dans la Limagne et en Saintonge notamment, telle est l’utopie vichyste d’une nature domestiquée et productive. Face à cet idéal, les terres sauvages et stériles sont l’ennemi. La guerre menée contre le maquis,  l’image même d’une formation forestière dégradée selon les géographes, devient sémantique dès lors que les insurgés vont se concentrer dans ces espaces rebelles à la culture et imposer une signification politique précise à la « prise du maquis ».

Une symbolique des espaces boisés

La forêt se livre aussi à cette guerre des appropriations symboliques : à la forêt promue par Vichy comme lieu de régénération morale s’oppose un imaginaire bien plus prégnant de contestation et de subversion. Pour la forêt comme pour la Camargue, les autorités de Vichy sont prises entre la volonté d’exploitation des ressources (du bois pour le fuel ou le gazogène, la culture du riz) et une politique « écologique » de préservation d’espaces naturels. La forêt est particulièrement sur-signifiée comme une forme aigue de francité et d’élévation spirituelle selon un fonds métaphorique qui aura plus de mal à s’appliquer aux montagnes, trop rapidement identifiées aux forces résistantes. Aussi la forêt s’offre-t-elle à des rites quasi-druidiques : en forêt de Tronçais, un vieux chêne de 260 ans couronné d’un vert feuillage et haut de 35 mètres, est officiellement baptisé « Chêne Maréchal Pétain » en février 1941. Durant la cérémonie rassemblant des officiels et l’élite du personnel forestier, Louis Chevalier, le gendre de Pétain, conclut : « Qui peut douter d’un pays qui produit de tels arbres et de tels hommes ? ». De même vit-on en Allemagne des chênes ou plus souvent des tilleuls dénommés « Hitler » selon des rituels politiques aux ressorts identiques. En France, ces politiques matérielles et symboliques croisent une longue tradition de gestion étatique de l’espace boisé représentée par une administration dont l’ « éthos forestier » accompagne et légitime le projet idéologique de reforestation de Vichy.

Vichy comme étape vers une « politique de la nature » ?

Pour autant, ces initiatives sombrent dans l’échec en raison de la guerre que Vichy a un peu trop tendance à oublier : par manque de cultivateurs, partis au STO ou prisonniers en Allemagne, à cause des nombreux dommages de guerre et des feux afférents, ni la forêt ni les terres arables ne progressèrent pendant l’Occupation. De véritables mutations datent pourtant de cette période : ainsi la révolution rizicole de la Camargue, seul espace de culture du riz en France, qui permit de compenser les productions qui n’arrivaient plus d’Indochine.

À la Libération, reboiser est un devoir national. On démine, on replante, on reconstruit. Là comme ailleurs, une certaine continuité institutionnelle - les politiques de l’environnement utilisent après 1945 une législation prise sous Vichy- n’empêche pas un tournant idéologique clair : le souci de l’environnement est désormais dénué des oripeaux bêlants du retour à la terre pour épouser un discours technocratique de rationalisation et de planification. Dans les décennies qui suivent, le souvenir de la guerre et la dynamique de la nature inventent une mémoire topique que Chris Pearson explore dans un ultime chapitre plein de mousses et de ronces, de hauts lieux et de lieux oubliés : les Glières, le massif de l’Oisans, le camp de Milles et bien sûr le Vercors, symbole d’une forme de sanctuarisation des montagnes : le site entier, la dite « forteresse naturelle » sont devenus des lieux de mémoire, en continuité avec l’abri offensif qu’il offrit aux résistants. Cette « maquisardisation » étonnante de la mémoire de la Résistance -pensons que jusqu’en 1942, celle-ci fut majoritairement citadine - doit beaucoup à la grandeur du paysage.

Sur un sujet intensément balisé par une historiographie prolifique, c’est donc à une excursion originale d’histoire marchée, que nous invite ce livre nous venant d’Outre-Manche. Dans cette histoire de forêts, de maquis, de marais et de montagnes, la politique et l’histoire impriment leurs marques opposant ce que Bernanos appelait la « France potagère » du Maréchal Pétain aux terres rebelles et infécondes investies par les maquisards. Ce livre est aussi sans doute le signe d’un programme plus vaste mêlant les acteurs sociaux et les agents non-humains, les végétaux, les animaux, affectés et affectant le monde qui les entoure selon des modalités que l’histoire n’a plus aucune raison de négliger