Une étude fondamentale, sur un sujet complexe et passionnant : une belle lecture, malgré quelques tics d'écriture agaçants.
Il ne reste peut-être plus rien à écrire sur Le musée disparu tant le battage médiatique suscité par cette étude fut tonitruant. De fait, c'est à un beau sujet que s'attaquait, en 1995, le journaliste portoricain Hector Feliciano dans son livre paru chez un petit éditeur français, Austral, après qu'il eut essuyé de multiples refus outre-Atlantique. Cette première version, aujourd'hui épuisée, reparaît chez Gallimard, après avoir été largement revue et augmentée. L'étude, pionnière à sa première parution, est désormais en passe d'être saluée comme un classique.
Le bruit autour de cet ouvrage n'a rien pour nous surprendre. Il est étonnant de penser que dans les années 1990, c'est sur un terrain encore presque vierge que s'engage Feliciano lorsqu'il se propose de rédiger une « enquête sur le pillage d'œuvres d'art en France par les nazis », sous-titre du présent livre. Comme le souligne l'auteur, il n'existait alors que quelques articles épars, essentiellement publiés aux Etats-Unis, malgré une précoce synthèse de Jean Cassou (Le pillage par les Allemands des œuvres d'art et des bibliothèques appartenant à des Juifs en France, Paris, Editions du Centre, 1947, citée dans l'apparat critique). Le tort semble aujourd'hui au moins partiellement réparé. Le musée disparu provoqua un salutaire électrochoc dans le monde des historiens et des conservateurs : parmi les initiatives récentes signalons, outre la fameuse exposition de 2008 « A qui appartenaient ces tableaux? » (musée d'Israël, Jérusalem/ musée d'art et d'histoire du judaïsme, Paris), la base en ligne Nazi-era et l'ouvrage récent de Martine Poulain Livres pillés, lectures surveillées : les bibliothèques françaises sous l'occupation (éd. Gallimard, 554 p.).
Le musée disparu se révèle un véritable page-turner conçu comme une galerie de portraits. On croise des victimes spoliées, des spoliateurs, des acteurs complaisants plus ou moins directement impliqués dans le pillage et quelques figures de résistants. Un réseau d'administrations fut mis en place par les Allemands dès les premiers temps de l'Occupation, pour réaliser une mise à sac systématique dont l'ampleur donne le vertige (le ministère de la Culture évalue les confiscations à 100 000 œuvres). Aiguillonnés par les plus hauts dignitaires allemands, qui puisent copieusement dans les trésors entreposés au Jeu de Paume, les fonctionnaires du Reich tentent d'assouvir la cupidité de leur hiérarchie mais aussi de servir une idéologie politique implacable définie dès 1940 par le rapport Kümmel. La France, pour des raisons que l'auteur expose bien, fut la première victime de cette politique. Les prodigieuses collections de Paul Rosenberg, des Rothschild, de Bernheim-jeune, de David David-Weill, de Schloss, auxquelles Hector Feliciano consacre plusieurs chapitres, furent pillées et dispersées avec la complicité de Français mais aussi de Suisses que l'on découvre parfois fort complaisants avec le régime hitlérien. Les œuvres étaient vendues par les Allemands à travers l'Europe avec d'autant plus de facilité que nombre de tableaux post-impressionnistes, taxés de « dégénérés », ne servaient que de monnaie d'échange contre d'autres œuvres, plus en phase avec les goûts des Nazis ; leur valeur était par conséquent très sous-évaluée. Ces œuvres honnies par les nazies, loin d'être détruites, alimentaient massivement le marché de l'art. Elles existent donc encore ; beaucoup ont été retrouvées, mais un grand nombre reste toujours en dépôt dans les musées, en attente de réclamations des ayant-droit. L'auteur critique durement la passivité des autorités et des musées français depuis 1945, même s'il salue les efforts de la Commission de récupération artistique dans l'immédiat après guerre. En levant le voile sur cette question, Feliciano estime avoir fait naître un regain d'espoir parmi les héritiers des victimes spoliées, qui n'imaginaient pas toujours pouvoir reconstituer la collection familiale.
On le voit, le livre est riche. Se dire qu'un sujet aussi passionnant, dont l'étude semble aussi nécessaire et essentielle, a pu être laissé en jachère jusqu'à la parution du Musée disparu est vraiment étonnant. Le réveil historiographique qui a suivi sa publication suffirait d'ailleurs à justifier pleinement la réédition de ce livre qui semble fondateur.
Néanmoins, ajoutons quelques réserves en guise d'avertissement au lecteur. La tonalité générale du livre, qui n'est pas à proprement parler scientifique malgré la grande rigueur intellectuelle de son auteur, provoque en effet une sorte de malaise dès l'introduction. La pauvreté des annexes, qui souligne au demeurant cet état de fait, est dommageable : il manque une véritable bibliographie, a fortiori maintenant qu'un certain nombre de recherches sur cette délicate question des spoliations ont été conduites. De même, un index ne serait pas de trop pour se repérer dans le dédale de services administratifs, de galeries, de musées, animés par des nuées de personnalités plus ou moins bien connues, qu'Hector Feliciano met au jour. Enfin, le ton très définitif de l'auteur peut exaspérer même les lecteurs les mieux disposés. Et l'on reprochera, une fois mis de mauvaise humeur, quelques jugements à l'emporte pièce ou un peu manichéens. On compatit par exemple avec les conservateurs d'archives présentés comme de petits fonctionnaires confits « retranchés » derrière la loi en matière de secret des archives pour empêcher Feliciano de faire éclater la vérité. L'auteur tire aussi à boulets rouges sur les conservateurs de musée, les accusant durement d'avoir entravé les restitutions d'œuvres d'art. Mais est-ce véritablement l'échelon administratif auquel il faut situer le problème ? On comprendrait que l'incroyable précédent des manuscrits Kann, restitués à tort par la BnF – et justement en dépit de fortes réticences des conservateurs de la bibliothèque – à Georges Wildenstein, incite les collections publiques à une certaine prudence.
Cependant, Le Musée disparu est un livre assurément important qui attend, désormais, une édition de poche bon marché