La collection Points-Seuil propose une réédition de l'excellent ouvrage de Farhad Khosrokhavar paru en 2006 chez Grasset.

Farhad Khosrokhavar, sociologue à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), livre dans cet ouvrage publié en 2006 le résultat d’une série d’entretiens menés dans trois prisons en France et en Grande-Bretagne entre 2001 et 2003. 160 détenus qui s’auto-définissaient comme musulmans ont été interviewés en France. Une vingtaine d’entre eux était détenue – arrêtée ou condamnée – pour association de malfaiteurs en vue d’une action terroriste. Ces derniers étaient soupçonnés d’appartenir au réseau Al-Qaïda. Les propos d’une dizaine d’entre eux ont été retenus, les autres refusant de parler ou "se cantonnant dans des banalités". L’auteur continue avec cet ouvrage son travail d’analyse sociologique des acteurs de l’islamisme, dans la lignée de son livre Les nouveaux martyrs d’Allah (2002).

L’avantage de cette approche est de mettre en valeur les mécanismes personnels d’identification et/ou de marginalisation des individus. Suite aux entretiens, qui constituent la plus grande partie du livre et dont on donne ici quelques morceaux choisis, l’auteur propose des éléments d’analyse, puis fournit une typologie des acteurs de l’islamisme.

Les témoignages des détenus soulignent l’existence d’un cercle vicieux qui mène de l’exclusion ou du sentiment de marginalité et de différence à la radicalisation violente. Or la violence alimente des sentiments de méfiance voire de racisme, qui vont eux-mêmes nourrir le sentiment d’exclusion chez des individus désireux de s’intégrer à la société. Les frustrations et la déception qui peuvent naître de ce choc entre un désir d’intégration sincère et les discriminations vont faciliter la radicalisation de l’individu.


L’islamisme en Occident : un concept moderne basé sur un imaginaire de lutte entre Occident et Umma (communauté) mythifiés

Le mythe de l’Occident. Le monde est vu de façon dichotomique : d’un côté, l’Occident et de l’autre l’umma islamique. L’Occident est considéré comme un ensemble cohérent et organisé, au moins du point de vue des valeurs et des rapports avec l’umma islamique. Qu’il faille le conquérir ou le convertir, il est le lieu de la tentation (certains entretiens révèlent un désir profond de s’intégrer avant de se sentir irrémédiablement étranger et de se marginaliser), mais aussi du kufr (impiété), rendant la vie du musulman très difficile.

Le mythe de l’umma . Cette umma unie virtuellement, par le truchement des forums, des voyages en Afghanistan, Bosnie, et en Occident (Angleterre, Etats-Unis…) constitue souvent un point d’ancrage pour des individus en mal d’identification, qui ont perdu peu à peu toute attache nationale voire familiale. Ce mythe est lié à celui de l’Islam des premiers temps, d’un Islam conquérant et pur qui correspondrait aux temps du prophète et des quatre premiers califats. La décadence et le recul de l’Islam seraient les conséquences de la désunion et de l’abandon de cette pureté originelle.

"Je suis prêt à m’engager, si j’en ai l’occasion, dans la lutte pour le peuple musulman en Palestine et je pense que c’est une obligation religieuse […] de faire le jihad pour eux et pour l’ensemble du peuple musulman. L’islam est réprimé par les Américains, les juifs et l’Occident un peu partout dans le monde. […] L’Occident est l’Antéchrist si on veut prendre une tradition chrétienne dépassée par l’islam, il est simplement un monde pourri dressé contre l’islam", déclare un converti.

L’islamisme entre modernité et tradition. La tradition qui est revendiquée par les islamistes diffère presque en tout de la tradition islamique. Le phénomène des martyrs, par exemple, correspond à une évolution et interprétation très récentes de l’histoire des musulmans. Le profil des interviewés et leurs propos les inscrivent de plain pied dans la modernité. Ce sont des individus plus ou moins intégrés et cultivés, le plus souvent d’un niveau intellectuel assez élevé, qui présentent des analyses du monde fines et cohérentes, même si les conclusions qu’ils en tirent sont radicales. L’utilisation des technologies de communication, de transport et les études qu’ils suivent (souvent scientifiques, techniques ou informatiques) témoignent de leur inscription dans la modernité. Ce ne sont pas des marginaux de la mondialisation.

"J’ai fait des études supérieures. J’ai deux licences, une en mécanique et une autre en physique appliquée. […] Je pratique l’arabe, l’anglais, l’espagnol et l’allemand.  […] La modernité, technologique, technique, etc., est le premier mot du Coran qui commence par eqra, "lis". Cela signifie : sois ouvert à tout ce qui fait progresser l’humanité en accédant à la lecture et en dépassant la culture orale de ce temps-là. Lire, c’est l’essence de la modernité et l’islam n’y est pas opposé. C’est l’Occident qui traite l’islam de sous-développé pour le rabaisser aux yeux de ses fidèles et dominer les musulmans", selon Hassan.                       
                 
Leur radicalisme semble ainsi naître de la rencontre entre une culture de contestation radicale occidentale, comme les groupes communistes des années 70-80, et d’une culture très minoritaire et radicale dérivée de l’islam : les kharijites, qui prônait puritanisme et intolérance.

La religion sert parfois de "prête nom" à une volonté de révolte contre un Occident où l’individu se sent étranger et rejeté. Toutefois dans la majorité des cas, l’individu fait l’expérience d’un sentiment d’humiliation et d’offense religieuse sincère. La part du religieux est donc ambiguë, entre idéologie au service de la révolte et adhésion sincère.


Le modèle d’intégration français remis en cause

Les individus interviewés sont très différents : du point de vue social, culturel, de l’éducation religieuse et des parcours personnels. Ils ont cependant quelques points communs, qui doivent nous faire réfléchir sur le modèle d’intégration à la française. Tous ont vécu un événement archétype, qui a trait à la vie quotidienne (racisme, discrimination), ou politique (le soutien de la France au coup d’Etat militaire algérien en 1992), et qui donne un point de départ à leur dégoût de l’Occident. Ces points de rupture dans la vie des détenus peuvent être :

L’humiliation : cet événement fait écho à un sentiment plus diffus d’humiliation. Elle peut être de différente nature (par procuration, physique, perte de l’honneur).

La culture de la mort : la mort permet à l’individu d’échapper à un monde dans lequel il est tenté de toutes parts par le péché, mais aussi de se réaliser et de reconquérir sa dignité. Elle représente la force des musulmans face aux occidentaux qui, eux, craignent la mort et sont trop attachés à ce monde. Il faut noter que ce rôle de la mort salvatrice est absent de la tradition islamique.

La désillusion de l’intégration : un certain nombre des interviewés a souffert une grave désillusion par rapport au modèle français d’intégration. Ils soulignent que la France fait miroiter une intégration totale, par l’adhésion à des valeurs universelles, mais continue en dépit de ces belles paroles de renvoyer aux jeunes l’image de l’éternel étranger. Ils sont alors doublement déracinés : ils ont renoncé à une part de leur héritage culturel familial au nom de l’intégration et se voient pourtant considérés comme des étrangers en France. Ce vide d’identification les conduit à un désespoir très grand et parfois à la radicalisation. Ils comparent alors au modèle britannique, qui, à défaut d’inciter à l’intégration, ne détruit pas les premiers cercles d’identification en laissant aux communautés le soin d’accueillir et gérer leurs arrivants. Pour ces individus déracinés, toutefois, les voyages vers l’Angleterre ou d’autres pays occidentaux ne font qu’aggraver le sentiment de n’avoir aucun point d’attache. L’identification à l’umma est alors facilitée car elle est virtuelle et donc moins exigeante mais très structurante pour ces individus.

La défense des valeurs universelles prônée notamment  dans le modèle d’intégration à la française est considérée comme un mensonge, une hypocrisie qui vise à brimer l’islam. La laïcité dans sa version française est vécue comme un moyen supplémentaire de tromper les musulmans en les poussant à vivre de façon impie, à ne pas respecter leur religion, au nom d’une intégration qui n’est qu’un "miroir aux alouettes". Ce qui est intéressant dans ce discours, c’est qu’il n’est pas seulement porté par des personnes marginales sur les plans économiques et sociaux, mais aussi par des individus intégrés, ayant suivis des études et insérés a priori dans la vie économique et citoyenne.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que le basculement vers le radicalisme est un phénomène très minoritaire, mais il ne faut pas non plus sous-estimer l’effet domino de cette dérive : le radicalisme fait actuellement peser une méfiance accrue et une tendance au racisme et aux amalgames (beur = musulman) qui engendrent de grandes désillusions chez des individus en quête d’intégration et/ou qui se sentent déjà intégrés.


L’ouvrage de F. Khosrokhavar devrait passer dans toutes les mains. Il permet de lutter d’une façon intelligente contre les préjugés et les poncifs sur les "terroristes islamistes". Les analyses que propose l’auteur après chaque témoignage n’apportent pas toujours beaucoup d’informations, mais son introduction et la deuxième partie " typologie de l’islamisme " sont de précieux outils pour l’analyse du terrorisme qui se revendique islamiste. En outre, le livre est une critique implicite des outils juridiques mis en place par la France dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. L’interview de Majid, par exemple, et de Mahdi dans une moindre mesure, est l’occasion pour l’auteur de dénoncer les dérives sécuritaires de la lutte antiterroriste : "[…] s’il y a un doute sur l’implication de quelqu’un dans un réseau terroriste islamiste, on le condamne plutôt que de lui accorder le bénéfice du doute. On suit ainsi l’adage "Condamnez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens". "

Les éditions Points ont malheureusement cédé à l’appel du sensationnel pour cette réédition, en mettant sur la quatrième de couverture une photo de l’auteur en regard avec une citation : "Je me sens profondément humilié devant cette pornographie vivante qu’est la société en Occident. " Cette envie de choquer et d’interpeler le lecteur s’accommode mal des propos tout en nuances de F. Khosrokhavar, qui réussit le tour de force d’analyser ces détenus sans porter ni jugement ni regard moralisateur sur leur parcour et leurs décisions.