Un texte qui captive, informe et interroge sur les marges urbaines.

Il n’est pas si fréquent qu’un texte à la fois captive, informe et interroge. C’est le cas avec le dernier livre de Pascale Jamoulle, Fragment d’intime. Amours, corps et solitudes aux marges urbaines. Non que le déchiffrage des intimités n’ait pas de précédents : d’autres - sociologues, anthropologues, historiens - s’y sont essayé, usant de méthodes et de matériaux divers, telles que les écritures privées ou les observations participantes. Ici, il s’agit de comprendre comment l’intégrité corporelle et psychique des individus est mise à l’épreuve de la précarité en contexte, mais aussi comment ceux-ci font face. Au cœur de ces marges urbaines dont la marginalité est avant tout sociale, l’analyse porte donc à la fois sur la mise à mal des intimités individuelles et sur les cadres sociaux collectifs qui la favorisent. Les “fragments d’intime” recueillis en constituent une matière qui saisit, passionne, bouleverse, mais dont l’interprétation en termes de relations sociales ne coule pas de source.

Le point de vue de l’auteure est celui d’une ethnologue doublement engagée : au sein de l’association Le Méridien, située au cœur du quartier turc de Bruxelles, elle participe au travail d’une équipe pluridisciplinaire qui promeut la santé mentale communautaire ; dans le cadre de sa recherche, objet du livre, elle s’engage à adopter le point de vue de ceux auprès desquels elle mène l’enquête : “je suis partie de la perspective des personnes rencontrées : ce qu’elles voient, ce qu’elles pensent, ce qu’elles ressentent”, précise-t-elle. La connaissance et la proximité empathique de l’auteure avec son “terrain” ne font aucun doute, rien ne se perd de l’intensité des expériences humaines rapportées. Mais au-delà des comportements et des rapports sociaux rendus ordinairement illisibles par l’ignorance, l’invisibilisation, le stigmate ou le préjugé deviennent en quelque sorte compréhensibles ou plutôt appréhensibles : du récit de Maria, la prostituée, on comprend comment la tarification du “service” lui permet de préserver, précisément, son intégrité physique et psychique tandis que d’autres se perdent dans des addictions dévastatrices ; de celui de Yérina, on perçoit les ravages de l’imaginaire du corps parfait sur l’enfant vulnérabilisé par un encadrement familial hésitant et contradictoire ; le récit de Marlène introduit aux cheminement de la recomposition de soi, tandis que celui de Mehmet ou encore de Tarra, dans un autre genre, est au contraire celui d’une dépossession ; les récits, enfin, des familles d’Asya et Selma venues de Turquie montrent finement les ruses nécessaires pour naviguer à vue entre deux mondes. Pour ne citer que quelques figures parmi celles que le travail de Pascale Jamoulle éclaire.
 
Trois chapitres, trois récits de vie qui introduisent les visages les plus scrutés de la fragilisation de l’intimité : la marchandisation des corps, l’errance socio-affective et les conflits de normes de genre. Trois “genres” aussi : le genre marchand des relations tarifées, le genre perdu des errances domiciliaires, le genre tragique des souffrances transculturelles et des relations entre les hommes et les femmes. Le lecteur est invité dans les quartiers de la “ville nue”, celle de l’extrême dénuement et de la dissolution des identités, dont on ne fait que percevoir la proximité avec la ville mondialisée et surprotégée de Bruxelles l’européenne.
 

 
L’action, si l’on peut dire, se déroule aussi dans des marges moins dissociées, dans ce “ban-lieu” (l’auteure cite Michel Agier) où s’inventent des stratégies de débrouillardise et de survie. “Nous continuons notre route, à la lueur des réverbères, la nuit est tombée. Au bout du boulevard, dans une encoignure, deux hommes boivent de la bière dans des gobelets en plastique, assis sur des cartons et des couvertures. Le plus âgé est décharné, les yeux enfoncés dans les orbites ; l’autre est jeune, musclé, il porte une grosse veste en nylon et une boucle d’oreille. Ils font la manche, demandent des cigarettes aux passant (…)”. Sur l’écran noir de leurs nuits blanches, dans les quartiers chauds de la ville capitale éclatée en microcosmes qui s’ignorent, des femmes et des hommes vivent, aiment, souffrent plus que de raison. Perdus dans l’exil d’eux-mêmes ou en reconstruction, crucifiés par les injonctions contradictoires de leur famille ou repliés dans une solitude insondable, torturés par le délaissement, le manque de soin et la dépendance addictive, faisant de leur corps le medium qui les relie douloureusement au monde, ils ont croisé l’ethnologue Pascale Jamoulle et, pour un temps plus ou moins long, accepté sa présence et ses questions.
 
Les fragments de dialogue alternent avec les mises en perspective. Dans un décor sommairement planté, la rue, la chambre, le squat, le hall de gare, le café, les rencontres se réalisent et les récits prennent corps. Omniprésents, les corps : outil de travail mis à distance dans l’exercice de la sexualité tarifée, bagage encombrant à faire céder, support souffrant réclamant l’apaisement, le corps est le lieu d’une guerre jamais gagnée dont l’enjeu est la préservation de l’intimité. Le lecteur est prévenu : “Aux marges urbaines, les sphères de l’intime se fragilisent”. Comme pour suivre au plus près la ligne ténue qui fait tenir ensemble le corps et la conscience, l’écriture est fine, ciselée. Ainsi, elle se prête mieux à la fulgurance des confidences : récits de douleurs plus que de malheur, avec parfois, au bout, comme dans l’extraordinaire histoire de Marlène, la rédemption : quatre ans d’une formation en “Expert d’expérience en pauvreté et exclusion sociale” organisée par l’équivalent flamand d’un service de protection maternelle et infantile, ont permis à la jeune femme de réunifier sa personnalité morcelée et “d’utiliser (son) vécu pour en aider d’autres”.
 
Quand les acteurs se réapproprient leur vie, quelle leçon en effet. L’analyse, qui emprunte à l’interprétation psychanalytique sans jamais verser dans le jargon, parfois bute sur une impasse, une impossibilité, une disparation - tant ces vies sont volatiles. Alors le récit emprunte un autre chemin, suit d’autres traces. Le lecteur parfois s’interroge : la reconstitution du sens, à partir des fragments recueillis, est toujours une gageure. L’intuition tient souvent lieu de guide, l’interprétation n’est pas sans risque. De ce point de vue, on aimerait parfois un dévoilement plus net des “ficelles du métier”. Mais toujours la restitution des expériences racontées est en lien avec les cadres sociaux. Contribuant à façonner les existences, les changements intervenus dans la sphère sociale impactent les sphères de l’intime. Dans le sens, bien souvent, de la fragilisation des positions, voire du délitement des liens. Globalisation, marchandisation, compétition s’exacerbent : qu’il s’agisse des fantasmes sexuels des clients, des relations entre les garçons et les filles des familles turques dans les cours de récréation, des soins consentis pour les cures de désintoxication, le “avant, c’était différent” est trop récurrent pour ne pas intriguer.
 

 
“Ce livre parle du genre humain plongé dans des cadres sociaux qui se délabrent”, avait prévenu l’auteure. Les questions d’enquêtes se sont déplacées, au fil du travail, “du genre vers la vie intérieure et secrète de mes interlocuteurs”. Et si le vécu de l’enfance garde sa force explicative, “l’emprise des contextes sociaux et transculturels sur l’affectivité est tout aussi prégnante”. Six processus de façonnage de l’intimité dans les marges urbaines sont identifiés : précarité des liens, monétarisation des relations, errance et division psychique, exploitation et surexposition des corps : on laisse au lecteur le soin de les découvrir dans le détail. La position de Pascale Jamoulle lui permet cependant de dépasser le constat des effets délétères de la misère matérielle et affective : travaillant le rapport d’altérité en dépassant une vision étroitement culturaliste – on pense aux écrits d’Homi Bhabha sur les lieux de la culture – le livre est aussi une invitation à prendre au sérieux les ressources du travail collectif et communautaire – au-delà des dispositifs d’aide individualisés plus traditionnels. Vers une nouvelle clinique de l’exil, puisque l’exil est consubstantiel à la condition humaine, et pas seulement le lot des migrants ? “Cette clinique sera celle de l’interprétariat, du bricolage, du métissage et de l’hybridation. Elle devra penser l’autre dans sa culture sans l’y enfermer”. Perspective passionnante qui, à elle seule, nourrit l’espoir de nouvelles postures professionnelles et citoyennes, plus solidaires et plus inventives, face à la souffrance psychique et au délitement des liens