De la conception d'un film à sa sortie en salles, un ouvrage remarquable sur les affres de la création cinématographique.

En 1959, dans Autopsie d’un meurtre (Anatomy of a Murder en VO), Otto Preminger s’emparait d’un fait divers particulier pour examiner quelques traits inquiétants de la société étasunienne dans son ensemble. De manière comparable, en 2009, l’historien et critique de cinéma Jacques Mandelbaum, que beaucoup connaissent pour ses articles dans Le Monde, prend le prétexte du suivi, pas à pas, d’un film "en train de se faire", pour livrer un regard original sur le cinéma d’auteur français en général – celui-là même que le système actuel a "asphyxié sous la pression de la loi du marché"   . Son Anatomie d’un film retrace les évolutions successives du projet de Parc, troisième long-métrage d’Arnaud des Pallières, un réalisateur choisi pour "la place singulière [qu’il] occupe dans la génération montante du cinéma d’auteur français"   , mêlant ambition formelle et engagement politique. Le défi est de taille : il consiste, pour Mandelbaum, à s’atteler à "l’histoire d’une production indépendante qui tente d’élargir l’audience d’un auteur dont la reconnaissance demeure à ce jour confidentielle, et qui se heurte de plein fouet à une série de mécanismes institutionnels et financiers qui entravent l’accomplissement de ce désir, en dénaturent la mise en œuvre et affecte au final la viabilité d’une carrière"   . L’ambition de Mandelbaum n’est pas de délivrer une analyse ou un jugement esthétique sur le film terminé, mais bien de rendre compte des étapes et des compromis qui, justement, ont permis qu’il soit tourné et projeté au public des salles de cinéma.

Pour comprendre tout l’intérêt de cette démarche, un détour par la sociologie des sciences peut s’avérer pertinent. À la fin des années 1970, cette discipline a connu un profond bouleversement : dans le sillage de l’école d’Edimbourg, les travaux de Bruno Latour – et de ce que l’on a appelé en France la sociologie de la traduction – ont permis le développement de la théorie de l’acteur-réseau. Mandelbaum ne s’inscrit pas lui-même, explicitement, dans cette tradition de pensée mais deux points importants de cette théorie éclairent son ouvrage :

- D’abord, la notion de film "en train de se faire", centrale au sein du livre, peut être pensée en référence à l’étude de "la science en train de se faire", telle que l’ont pratiquée les sociologues des sciences. En tirant profit des acquis de l’ethnologie européenne, ces derniers ont démontré de quelle manière une "boîte noire" pouvait se constituer autour des théories scientifiques. Ces théories sont diffusées et appliquées sans qu’on puisse se rendre compte de leur genèse et des enjeux, politiques et sociaux au sens large, dans lesquels elles ont été produites et construites. De son côté, Mandelbaum ne se contente pas de rendre compte des doutes et des angoisses liés à l’acte créateur lui-même, mais observe également les âpres négociations qui s’engagent en amont autour des divers aspects de la production : le casting, la photo, le choix des lieux de tournage, les diffusions TV envisagées, etc.

- Le cinéma n’est pas seulement la création individuelle d’un génie solitaire et sanctuarisé, c’est aussi et surtout la mise en œuvre, lourde et compliquée d’un réseau d’agents techniques et financiers, de capitaux et de débouchés commerciaux. Dans la théorie de l’acteur-réseau, le réseau n’est pas seulement un outil pour les scientifiques, mais également un vecteur permettant la circulation des objets ou des discours. Il en va de même de l’entreprise cinématographique, laquelle repose sur une circulation de différentes formes de savoir-faire, de capitaux bien sûr, mais aussi de réputations, de connivences, d’engagements et de discours. Le chapitre V – qui porte sur le casting du film – fait ainsi largement référence aux enjeux symboliques qui relient les réalisateurs, les producteurs, les agents et les acteurs ou actrices.

Quant au passionnant chapitre X, consacré à la stratégie festivalière, il représente une application possible de ce que Marijke de Valck a décrit dans un ouvrage récent, Film Festivals : From European Geopolitics To Global Cinephilia. La prolifération de ces festivals, pour certains (Cannes, Berlin) associés à la tenue de marchés du film, leur a apporté de facto un puissant rôle "d’instance de légitimation"   . Ils sont devenus des lieux d’échange entre capitaux culturels, symboliques et marchands. Mandelbaum décrit de façon très vivante la mise au point d’une stratégie festivalière par le directeur de production d’un film ; il précise à ce sujet : "Il n’y a que deux endroits au monde qui font encore rêver la profession : Cannes en priorité, qui cumule l’avantage du prestige artistique et du marché du film le plus performant, puis Venise, où l'absence de marché, c’est-à-dire d’opportunités de vendre le film à l’étranger, est cependant un handicap."   . Finalement, après avoir subi de nombreux échecs lors des étapes de sélection, le film Parc a fini par être montré dans une des sections parallèles (Orizzonti) de la Mostra de Venise en septembre dernier.

La mise en place de la politique festivalière revient de droit au producteur, Serge Lalou dans le cas de Parc. Il est vrai qu’Arnaud des Pallières ne semble pas, selon Mandelbaum, prêt à s’impliquer dans cette politique. Il déclare par exemple : "Fondamentalement, je n’en ai rien à foutre de Cannes"   ; ou encore : "Je pense que les festivals faussent un peu les choses, avec ce côté concours de la plus grosse bite qui ne m’intéresse pas plus que cela."   .

Mais avant d’affronter les festivals et leurs diverses sections, d’autres préoccupations jalonnent la vie d’un film : le montage financier, le choix des acteurs, des lieux de tournage… En ce qui concerne Parc, nous suivons toutes ces étapes une par une. Tel un journaliste "embedded", particulièrement bien intégré dans le projet du film, Mandelbaum nous les rapporte avec un souci constant du détail. On apprend notamment comment le réalisateur a fini par obtenir la participation de Jean-Marc Barr et Sergi Lopez   .

Concernant la crise actuelle du cinéma d’auteur, Mandelbaum prend soin de resituer le projet d’Arnaud des Pallières dans les débats inaugurés par le livre du "Club des 13", cette association de réalisateurs français, parmi lesquels Pascale Ferran et Claude Miller, décidés à défendre les "films du milieu", définis par un budget entre 2 et 15 millions d’euros   . Le rôle des chaînes de télévision dans les mécanismes de production est également abordé   : il est notamment question des engagements spécifiques d’arte, de canal+ et des chaînes de télévision publiques qui doivent consacrer 3,2% de leur budget à la production cinématographique.

Bref, si des films comme Le mépris, 8 ½, La nuit américaine ou plus récemment The Player d’Altman, concernaient déjà le cinéma "en train de se faire", avec L’anatomie d’un film Jacques Mandelbaum apporte à son tour - par le livre - un regard passionnant, à hauteur d’homme, sur ce qu’André Bazin nommait, à juste titre, "l’art industriel"