Derrière les enjeux économiques, le rapport Ferran ouvre plusieurs questions sur les contradictions liées à la double dimension auteuriste et populaire du cinéma.

Le "milieu" : catégorie économique ou esthétique ?

En évoquant la formule de "films du milieu" lors de son discours à la cérémonie des César 2007   , Pascale Ferran ne savait peut-être pas qu’elle allait lui donner un tel retentissement un an après. La formule, bien que beaucoup employée ces temps-ci, mérite quelques explications. À la suite de la publication de ce rapport   , Les Cahiers du cinéma ont rebondi sur ce terme et, dans le numéro d’avril 2008   , proposent d’envisager le terme comme une "notion" d’un point de vue plus théorique, lors d’une table ronde réunissant des critiques de la revue et des professionnels   . S’agit-il d’un simple concept économique ou les "films du milieu" correspondent-ils aussi à une catégorie esthétique ?

La notion de milieu n’est toutefois pas équivalente à l’expression mieux connue d’"art et essai"   et fait l’objet de discussions : pour Bruno Podalydès   , elle est surtout économique ; selon Benoît Jacquot   , l’idée d’art et essai implique un budget réduit donc échappe à cette classification. Pour Michel Reilhac, le "milieu" correspond à "la tranche haute du cinéma d’art et d’essai"   . Le terme reste ainsi en partie sujet à l’interprétation.


Art et industrie

Dans le rapport des 13, si la réflexion économique et technique reste centrale, elle ne néglige pas pour autant les enjeux esthétiques. Le texte rejoint en cela un questionnement solidement ancré depuis que le cinéma s’est développé comme une industrie, dont certains ont souvent redouté qu’elle compromette sa dimension artistique. L’ambition du rapport est de défendre une certaine conception du cinéma en tant que pratique de création : "Le premier objectif [...] est de porter le scénario d’abord, le film ensuite, à son plus haut niveau de réussite artistique"   . S’il faut sauver les "films du milieu" et lutter contre la réduction du cinéma français aux deux extrêmes que sont les super-productions et les films à tout petit budget, c’est essentiellement pour sauver le cinéma sous un angle artistique, donc aider de nouveaux auteurs à percer. Ces nouveaux auteurs semblent être en grande partie des scénaristes.

Le Club des 13 ne cherche en effet pas à défendre à tout prix le cinéma d’auteur, et revient même sur le sens que les critiques de la Nouvelle Vague avaient donné à ce terme. Le rapport n’hésite pas à dénoncer certains héritages de la "politique des auteurs"   , en particulier celui qui consiste à valoriser la mise en scène au détriment du scénario. Le point de départ du rapport, qui aborde dans l’ordre les différentes étapes de la production d’un film, est ainsi de défendre et revaloriser le rôle du scénariste, considéré comme un des piliers du "trio" fondamental scénariste - producteur - réalisateur   .

Le milieu n’est pas un pont mais une faille attache ainsi une très grande importance à la place du scénario dans le système de production et ses propositions finales visent en grande partie à le réhabiliter. Le diagnostic est impitoyable : les contraintes du système, conçu à la base pour aider le cinéma d’auteur, dénaturent la création cinématographique car la machine n’a pas su s’adapter à l’évolution de l’économie, ce qui a aboutit à dévaloriser le scénario   . Le rapport soutient aussi que le cinéma français est fondamentalement incapable de concevoir l’écriture comme un artisanat à l’américaine : "On passe à un pâle ersatz d’un modèle américain idéalisé, sans la culture et l’environnement de production, radicalement différent, qui l’accompagnent outre-Atlantique"   .

Certes la conception du scénario est très différente entre les deux pays, mais on décèle tout de même dans le rapport des 13 une vision du scénario relativement auteuriste, dans la lignée de la culture cinéphilique française. L’ambition créative semble toujours être celle d’un artiste, ou d’un collectif d’artistes. Pas celle d’un bon artisan. Peut-être exagérons-nous un peu ce point de vue qui apparaît surtout en filigrane. En effet, le rapport commence   par dénoncer le cliché de l’artiste de génie qui écrit sous le coup d’une inspiration et explique la nécessité d’un travail plus laborieux. D’un autre côté, le texte affiche aussi une hantise du "formatage" – le terme ne cesse de revenir au fil du texte, en particulier dès qu’il est question de télévision – qui prend finalement le dessus. Les 13 ouvrent la voie à une réflexion économique, mais les aspects esthétiques et techniques de l’écriture du scénario mériteraient d’être creusés : quid de la formation des scénaristes, de l’utilité de contraintes, comme par exemple dans le Hollywood classique, qui n’excluent pas la liberté des différents auteurs ? Peut-on attribuer au seul système de production certains traits dominants du cinéma français ? La revalorisation d’une conception en partie artisanale du cinéma ne ferait peut-être pas de mal à tout un pan du cinéma français.


Le cinéma "art populaire" ?

De même, la position du réalisateur est envisagée avec nuances, sans tomber dans la mythologie de l’artiste brimé par les contraintes matérielles de la production. Il ne s’agit pas de séparer de façon schizophrénique l’argent et la création : "Tous les cinéastes du monde ont toujours eu à penser la question de l’argent [...] un grand cinéaste n’est pas seulement un grand metteur en scène, mais aussi celui qui trouve les réponses les plus judicieuses pour créer un espace de liberté au sein d’une économie du cinéma dont il est, par nature, dépendant."   . Plus loin, en dénonçant l’accentuation de la frontière entre blockbusters et films indépendants, le rapport conclut que la ségrégation entre deux extrêmes n’est pas bonne   et que le cinéma a vocation à être un "art populaire". Les films du "milieu" représenteraient donc cette catégorie mixte.

Là encore on ne peut s’empêcher, à la lecture du rapport, de se poser une série de questions :

    - Les films en question sont-ils réellement des films populaires ? Une fois observée la liste non exhaustive des réalisateurs du "milieu" que dresse le rapport   , on est surtout frappé par son hétérogénéité et le fait que certains cinéastes correspondent effectivement, du moins à travers certains de leurs films, à cet idéal d’"art populaire" qui touche un public assez large (citons arbitrairement Tonie Marshall, Jean-Pierre Jeunet ou Jacques Audiard), tandis que d’autres intéressent surtout les cinéphiles et la critique (Catherine Breillat, Olivier Assayas ou Arnaud Desplechin)   .

La réflexion ne prend pas en compte la réception des films. À qui s’adressent vraiment les films du "milieu" et en particulier leur volet "intellectuel", parfois caricatural, lorsque les personnages sont systématiquement éditeurs, thésards ou galeristes et qu’ils vivent dans des appartements parisiens aux murs blancs ? Une étude sur l’éloignement des salles de certains spectateurs apporterait des éléments supplémentaires : est-ce simplement un problème d’exploitation (diminution de l’espérance de vie des films en salle, éclosion du dvd...   .) ? Peut-être que le contenu même de certains films est dissuasif. La "baisse de qualité" des films est bien l’un des constats de départ du rapport des 13 : "D’un bout à l’autre du spectre, tout le monde est tiré vers le bas par le système actuel de la production"   . Mais cette défaillance s’explique-t-elle par le seul système ? Certes, l’amélioration des aides que prône le rapport permettrait à de nouveaux auteurs de trouver pleinement leur place. Mais il faudra sans doute encourager avec prudence ces nouveaux talents qui n’auront, une fois libres financièrement et intellectuellement, pas nécessairement le génie escompté.

    - Comment concilier cette double aspiration vers le terrain populaire et l’art et essai ? Le rapport des 13 semble la présenter comme une synthèse harmonieuse, alors qu’elle n’a rien d’évident. L’analyse qu’Emmanuel Burdeau   propose du Deuxième souffle par Alain Corneau en donne une autre approche, sans doute moins utopique : remarquant l’hétérogénéité du film qui mélange références populaires et sophistiquées, influences française, américaine et asiatique, il souligne à quel point le reste du cinéma français manque aussi de ces contradictions, d’une capacité à faire le "grand écart" qui le renouvellerait peut-être.

    - D’autres paramètres, à commencer par la représentation institutionnelle des cinéastes, n’expliquent-ils pas cet état figé du cinéma français ? À chaque festival de Cannes, l’examen de la sélection française ouvre de petites discussions et la version 2008 n’a pas fait exception. Sans mettre en cause leur présence sur cette scène, soulignons que ce sont souvent les mêmes qui s’y trouvent et qui risquent de donner au terme de "milieu" une connotation mafieuse.

    - Dernière question : la notion de "milieu" est-elle finalement si typiquement française ? Aux États-Unis, des cinéastes comme Woody Allen, les frères Coen, considérés comme indépendants par rapport au système des blockbusters, parviennent à être produits dans de bonnes conditions sans être pour autant marginalisés. Est-il exclu que d’autres modèles nationaux jouent un rôle dans cette réforme du système de production ? La réponse est-elle nécessairement liée en France au principe d’une exception culturelle ?


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