Un an après l'article de Donald Morrison "La mort de la culture française" paru dans Time Magazine et la polémique qui s’en est suivie, la question de l’état actuel de la culture française et de son rayonnement reste ouverte. Nonfiction.fr a rencontré Donald Morrison et Antoine Compagnon   pour revenir sur ce sujet. L’occasion d’avancer de nouveaux arguments et de souligner les nouvelles données qui continuent de nourrir le débat, notamment l’avancée notable de la diversité culturelle dans les productions françaises, mais aussi les enjeux liés à l’industrialisation de la culture ou les changements en cours dans les universités.


Le déclinisme bien vivant

nonfiction.fr : Donald Morrison, quand le Time Magazine vous a commandé cette enquête, que s'était-il passé pour que la question de la culture française mérite un tel verdict ?

Donald Morrison : Je ne sais pas s'il y a eu un événement en particulier ; c'est plutôt le constat d'un contraste entre la position de la France il y a un siècle et sa situation d'aujourd'hui qui a motivé l'article. La France a dominé la scène culturelle durant la première moitié du XXe siècle, tout comme elle dominait la scène politique, la scène économique et les relations internationales. Elle a initié pratiquement tous les mouvements artistiques importants et, si elle n'a pas inventé le roman, elle l'a révolutionné au XIXe siècle. La France était leader là où elle ne l'est plus. Le contraste est impressionnant, mais ce déclin est intervenu de manière si progressive que beaucoup ne l'ont pas remarqué. Je vis en France depuis cinq ans et, lorsque mes collègues de Londres m'ont demandé cet article, j'avais comme beaucoup de Français l'impression que la culture française se portait bien, que la vie culturelle était riche, pour ce que j'en voyais sur le territoire. J'ai tout de même promis d'enquêter et je me suis aperçu, à mon grand dam, que les œuvres produites en France, malgré les efforts du gouvernement pour les protéger et les financer, n'avaient pas vraiment d'impact en dehors du pays.


nonfiction.fr : Votre article s'intitule "La mort de la culture française" ; mais n'est-ce pas plutôt une défaite de l'impérialisme culturel français face à d'autres impérialismes que vous décrivez ?

Donald Morrison : Pour tout autre pays, cela ne serait pas un problème. Mais parce que la France, pendant des siècles, a pris la culture très au sérieux, celle-ci est devenue partie intégrante de l'identité française. C'est un pays fondé sur les idéaux des Lumières, comme les États-Unis, et les deux pays ont en commun le fait de prendre très au sérieux leurs idéaux. Mais il n'y a qu'en France que la culture a été liée aussi fortement avec l'identité nationale, ce qui fait que la France est forcée de prendre profondément au sérieux sa culture, et d'essayer de la promouvoir dans le monde.


nonfiction.fr : La situation a-t-elle changé depuis votre article ?

Donald Morrison : Oui, les choses ont changé pendant l’année qui vient de s’écouler. Ce n'est pas un changement profond, mais certains signes donnent de l’espoir, en particulier ceux qui montrent que la France commence à prendre en considération la diversité culturelle au sens plein du terme. Les films d’Abdellattif Kechiche   gagnent des césars, on commence à voir des acteurs non-blancs au cinéma, et deux des prix littéraires les plus importants ont été attribués à des auteurs que je ne qualifierais même pas de francophones, l'Afghan Atiq Rahimi   , qui a gagné le prix Goncourt, et le Guinéen Tierno Monénembo qui a remporté le prix Renaudot   . Je suis aussi surpris de l'augmentation drastique du nombre de romans qui parlent du monde réel : non pas seulement de "mes histoires d’amours, mon divorce, mon psy, mon ennui..." mais de l’immigration, de la mondialisation, de l’environnement, de la politique, de la pauvreté, des questions de race… Même Olivier Poivre d’Arvor, le directeur de CulturesFrance, qui est maintenant un très bon ami   , parle de la condition des immigrés dans son dernier roman. Je ne peux m’attribuer le mérite d’aucun de ces changements, mais, il y a un an, il n’était pas aussi évident que la France commençait à accueillir les artistes venant des marges de la société, les immigrés, les non-blancs, les fils et filles de l’ancien empire d’outre-mer, et les réfugiés.

Il y a eu dans le passé un effort intense pour les garder en marge et les mettre dans une boîte spéciale appelée "francophonie", alors qu'aujourd'hui ils sont invités au centre de la scène. Je pense que cela jouera un rôle majeur dans l'émergence d’une culture française plus pertinente, plus énergique, plus innovante, plus à même d'attirer l’attention et d'avoir un impact hors de France. Il faut que les créateurs profitent de ce que ces cultures ont à offrir. Prenez Picasso : quand le Musée de l’Homme, dans les années 1920, a ouvert sa collection de sculptures et de masques africains, il s’est précipité pour les voir, et cette culture exotique et étrangère a enrichi le travail d’un peintre français né espagnol. La prochaine génération d’écrivains, celle des jeunes gens qui sont à présent assis dans le cafés, en train de rêver à leur premier grand roman, va être influencée non pas, comme les générations précédentes, par Zola, Balzac, Maupassant, ou même Mauriac, Gavalda, Modiano et les autres, mais par Atiq Rahimi, Tierno Menénembo, ou Dai Sijie.


nonfiction.fr : Antoine Compagnon, vous avez répondu à Donald Morrison en 2007 et publié un essai avec le sien en 2008   . Et la discussion continue : une revue littéraire titre, pour son numéro de février, "La littérature est-elle morte ?" en réponse à l'article de décembre 2007. Pourquoi le débat a-t-il duré si longtemps ? Est-ce que le sursaut espéré a eu lieu ?

Antoine Compagnon : Je pense que le débat était ouvert avant l'article de Donald Morrison. Certains auteurs français comme Richard Millet avaient été bien plus sévères, et avant lui. La prophétie de la mort de la littérature, d'une certaine façon, est aussi ancienne que la modernité, et elle a donc au moins 150 ans ! La littérature se survit, elle se définit par le fait qu'elle se survit depuis 150 ans. Le déclinisme, c'est cette manière de "chanter quand même", c'est le spleen baudelairien, et cela plaît. Je crois donc que ce n'est pas un nouveau problème. Cependant, comme l'identité française a été traditionnellement définie comme plus proche de la culture et de la littérature, cette identité est plus affectée que d'autres par une marginalisation de la culture littéraire et des humanités. Ce qui a réellement changé, en revanche, depuis l'article de Donald Morrison, c'est l'état de la langue française dans le monde... qui ne s'améliore pas. On a appris récemment que l'Italie était en train de supprimer l'apprentissage obligatoire de la seconde langue vivante, alors que l'anglais est première langue obligatoire. Cela signifie qu'on n'enseignera plus l'allemand ni le français en Italie, alors même que ce pays est notre voisin, et que, parmi les Italiens des générations précédentes, et encore dans la mienne, beaucoup parlent français. Ce que met en lumière l'article de Donald Morrison c'est essentiellement la perte d'une rente de situation, qui était celle de la littérature française, de la culture française, et de la langue française depuis longtemps. Et ce n'est pas un prix Nobel attribué à un écrivain français qui changera cela, même s'il faut bien sûr s'en réjouir.



Industrie culturelle ou culture industrielle ?

nonfiction.fr : Donald Morrison, qu'est-ce qui différencie la production culturelle française des autres et pensez-vous que son impact puisse évoluer ?

Donald Morrison : Je ne sais pas pourquoi, il semble que la France est capable produire des films à gros budget comme Astérix, Bienvenue chez les Ch'tis, Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain, qui sont appréciés à l'étranger mais que les critiques n'aiment pas, ou de très bon petits films que la critique adore mais que le public boude. C'est la même chose pour le théâtre ou la littérature : Marc Lévy écrit des romans qu'on vend à des millions d'exemplaires, mais la critique ne peut pas le supporter, alors que de nombreux auteurs écrivent des livres que la critique trouve très intelligents, mais qui ne se vendent qu'à quelques centaines d'exemplaires. Il manque une production culturelle qui se situerait entre ces deux catégories, des œuvres de qualité qui soient aussi des succès commerciaux, comme on en trouve au Royaume-Uni ou aux États-Unis. En France, il semble qu'il n'y ait pas de milieu entre le blockbuster que les critiques détestent, et le film qui ne fait pas du tout d'argent, et que les critiques adorent probablement pour cette même raison. Dans la version anglaise de ce livre j'ai ajouté l'exemple de L'As des as, un film avec Jean-Paul Belmondo, le film qui a fait le plus d'entrée en 1982 en France, le plus gros film de l'année. 25 critiques ont signé un appel au public français pour le boycotter, non pas parce que c'était un mauvais film, mais parce qu'ils s'inquiétaient du fait que le public négligerait, à cause de celui-là, les petits films plus méritants et plus complexes.

C'est une mentalité que la France doit abandonner si elle veut que sa culture ait plus d'impact à l'étranger. Le premier secteur d'exportation américain, ce sont les avions ; le deuxième, ce sont les films. La culture y est une industrie, et je pense que la France rate quelque chose en ne la traitant pas comme telle. Il y a pourtant un autre point de l'économie culturelle dont la France prend réellement soin, le "patrimoine", le tourisme, qui est une part très importante de l'économie intérieure. Pourquoi la France ne pourrait-elle pas faire un pas de plus et développer la création artistique comme une industrie d'exportation ? En Chine, où je passe la moitié de l'année, quand vous parlez à des économistes chinois, vous les entendez régulièrement remercier le ciel pour le marché de l'art. Je ne sais pas quelle est sa taille, ni s'il est vraiment comparable aux autres secteurs d'exportation chinois, aux jouets par exemples, mais ils en parlent comme d'une composante majeure de leur économie. Et ils soutiennent leurs artistes, veulent investir dans leurs écoles d'art, créer des districts artistiques comme à Beijing et à Shanghai, qui bénéficient de fonds gouvernementaux, pour encourager la production et l'exportation de l'art. Je crois que la commercialisation peut protéger et défendre l'art en amenant les gens qui pensent "argent" à le prendre au sérieux. On utilise parfois cet argument – très controversé, il est vrai – pour la protection des espèces en voie de disparition : elles n'ont pas de valeur aux yeux des gens qui achètent et vendent des choses, mais si vous les commercialisez, si vous cultivez une espèce en voie de disparition pour l'export, cela devient une valeur commerciale, que les gens prennent au sérieux. Je ne me fais pas l'avocat de cette théorie pour la renaissance de l'art en France mais, dans un sens, plus on le considérera comme une valeur commerciale, plus la France et le reste du monde le prendront au sérieux.


nonfiction.fr : Antoine Compagnon, vous semblez vous séparer de l'analyse de Donald Morrison sur ce plan, pourquoi ?

Antoine Compagnon : Donald Morrison identifie la culture aux parts de marché. C’est évidemment important, et il est vrai que la présence de la culture française sur la scène mondiale est moindre que par le passé, qu’elle s’effrite. Je ne soutiens pas le poncif moderne selon lequel c’est d’autant mieux que cela ne se vend pas, mais ce n’est pas parce que cela se vend que c’est mieux. Certes, l’art et la littérature de qualité ont souvent été appréciés à l’étranger avant de l'être où ils étaient nés ; c'est le cas de l’impressionnisme, du cubisme, du symbolisme, de la poésie et du roman XXe siècle. Ils ont été reconnus plus tôt à l’étranger qu’en France, où les préjugés et le manque d'ouverture pèsent sur l'appréciation des œuvres. On ne peut donc pas rejeter complètement le test de la reconnaissance d’une culture hors de ses frontières, qui constitue un bon indicateur de la postérité. Cependant, le but n'est pas d’augmenter ses parts de marchés, ou bien, dans ce cas, le plus simple serait que les cinéastes français fassent leurs films en anglais et que les écrivains français écrivent en anglais. Or je crois qu’une culture c’est d’abord une langue.


nonfiction.fr : Vous dites qu’Entre les murs a été primé à Cannes pour des raisons politiques, et que vous n'y voyez pas de signe de renouveau. Quelle est la différence entre un choix politiquement correct et un vrai renouvellement de la culture et des arts ?

Antoine Compagnon :
Le jury, présidé par Sean Penn, a explicitement déclaré que la palme irait à un film qui serait une affirmation politique   . Donc il était dit que ce serait effectivement un prix en gros "politiquement correct", et d’une certaine façon, cela a aussi été le cas du prix Nobel de J.M. G. Le Clézio. Quand j’ai écrit cela, je n’avais pas encore vu le film, qui n’était pas encore sorti, et quand je l'ai vu, je l'ai trouvé plus réussi que ce que j’en attendais. Mais cela n’en fait pas un très grand film. C’est un film à la frontière du document et de la fiction, dont on ne sait même pas très bien s'il est parfaitement maîtrisé, puisque son résultat c’est de ridiculiser les méthodes pédagogiques qu’il nous montre... je ne sais pas si c'était vraiment son projet. Quand j’étais à New York en décembre, on le jouait, mais dans des salles d’art et d’essai : ce n’est pas avec ce genre de films qu’on peut aller à la conquête de l’industrie culturelle et du marché international du cinéma, comme le souhaite Donald Morrison. Et ce n’est pas non plus avec Le Clézio, qui est traduit chez des éditeurs assez marginaux en anglais, et non pas par des maisons d’édition commerciales. Le jour où il a reçu le prix Nobel, des journalistes de la National Public Radio m'ont téléphoné pour me demander comment cela se faisait qu’il ait reçu le prix Nobel alors qu’on ne le trouvait nulle part. Je suis sûr qu’on le trouve à présent, mais, quand ils le cherchaient sur Amazon.com, on ne pouvait le recevoir que dans les trois semaines, non dans les deux jours, parce que sa maison d’édition est un peu hors circuit. Je crois qu'on ne peut pas anticiper le type de produits culturels qui seront à même d'affronter le marché. Certains films français ont eu du succès mais, dans La Môme par exemple, ce sont les vieux stéréotypes de la culture française qui l’emportent, et non pas une France vivante. Enfin, dans l’état actuel de la littérature française, il n’y a pas vraiment d’auteur qui se soit imposé dans la culture globale, comme Salman Rushdie par exemple a pu le faire.



Qu'importe, Houellebecq s'exporte

nonfiction.fr : Donald Morrison, Amélie Nothomb et Michel Houellebecq semblent bien reçus à l'étranger et beaucoup traduits. Qu'est-ce qui fait leur succès ?

Donald Morrison :
Houellebecq est effectivement l'auteur français le plus lu à l'étranger, mais, s'il a un public hors de France, je pense que c'est à cause des descriptions graphiques de scènes de sexe. Comment l'expliquer autrement ? En dehors de cela, le fait que les gens lisent Houellebecq est un mystère pour moi : ses histoires sont divertissantes mais elles ont tendance à finir en queue de poisson, elles n'ont pas grand chose à voir avec le monde réel, je ne dirais pas qu’elles constituent une critique sociale, elles ne sont pas engagées (en français dans le texte), ses romans ne sont pas tendres avec les femmes, et, dans certains d'entre eux, il n'y a même pas d'intrigue, mais ils sont très particuliers. C'est un auteur difficile à comparer et, d'une certaine manière, il est typiquement français : il écrit sur des univers étranges, très réduits, des colonies de gens enfermés ensemble. Je pense que ce sont les grandes descriptions de sexe qui l'ont rendu populaire. Amélie Nothomb est elle aussi une énigme pour moi. J'admire les auteurs qui sont capables d'écrire un roman par an, comme une horloge, et de les faire publier. Certains d'entre eux sont très lisibles, mais il y en a trop au sujet d'Amélie. Il faut reconnaître qu'elle a eu une vie plus intéressante que la plupart des gens qui écrivent sur eux-mêmes, mais, de temps en temps, on aimerait qu'elle écrive un roman de plus de 120 pages, qu'elle embrasse un monde plus vaste et plus exotique, comme le Japon, sur lequel elle écrivait beaucoup auparavant. Si on trouvait un moyen de la croiser avec Philip Roth ou Don DeLillo, on aurait un être de littérature magnifique. Modiano et Gavalda, eux, s'en sortent en fait très bien à l'étranger. Le Clézio n'a pas eu beaucoup de succès jusqu'à présent, mis à part Le Désert, mais on peut être sûr qu'il en aura maintenant qu'il a gagné le prix Nobel. Il plaît parce qu'il écrit sur des endroits exotiques.


nonfiction.fr : Antoine Compagnon, comment s'explique le succès de Michel Houellebecq et d'Amélie Nothomb ? Est-ce que l'étude d'Amélie Nothomb dans les universités américaines annonce une reconnaissance universitaire en France ?

Antoine Compagnon : Je serai moins radical que Donald Morrison à propos de Houellebecq. Je n’adore pas personnellement les livres de Houellebecq, mais je crois qu’il y a là une ambition qui a été reconnue, et c’est pour la même raison que les livres en français qui intéressent le plus sont ceux d’auteurs francophones, ou d’auteurs beurs, des banlieues ou des cités : ils intéressent parce qu’ils parlent d’une France contemporaine dont on voudrait comprendre quelque chose. Le rayonnement de Houellebecq est lié au fait que celui de ses livres qui a eu le plus de succès, Les Particules élémentaires, parlait de la société contemporaine, disait quelque chose du monde et de l’état des mœurs en France. Il y a eu un petit succès de scandale, certes, mais c’est sans doute le livre, dans ces vingt ans, qui a le plus frappé le public, celui qui a été le plus proche de s’imposer sur un marche global de la littérature. Quant à Amélie Nothomb, il n’y a aucune raison de l'étudier à la Sorbonne, mais il y a toutes les raisons de la faire lire à l’étranger : dans les universités américaines, étudier la culture contemporaine fait partie de la mission, c'est obligatoire, on peut donc faire lire aux étudiants n’importe quelle bêtise contemporaine, alors qu'en France, ils ont la télévision et la presse pour cela. À mes yeux, ce n’est donc pas du tout un signe. On a toujours étudié l’immédiateté à l’étranger, et c’est légitime, parce qu’on est censé introduire à la culture contemporaine. On a donc étudié l'œuvre de Proust dès la première année où elle a été publiée, et on a étudié Alain Robbe-Grillet bien avant de le faire en France. Aujourd’hui, on étudie Amélie Nothomb, ce qui ne veut pas dire que ses romans sont aussi bons que ceux de Proust : cela n’a aucun rapport avec un jugement de valeur.



L'université au cœur du débat

nonfiction.fr : Donald Morrison, vous pointez du doigt les lacunes du système scolaire et universitaire français comme une cause de la diminution du rayonnement culturel. Quels sont ces manques ?

Donald Morrison : Il y a beaucoup de choses qui ne vont pas dans le système éducatif français, mais il reste meilleur que celui de beaucoup d'autres pays. Ceci dit, à mon avis, la France perd une excellente occasion de former les futures générations d'artistes et d'écrivains, mais aussi de consommateurs de culture. Il pourrait y avoir plus de matières culturelles dans le cursus lycéen à la française, et cela, même Nicolas Sarkozy le dit. Le baccalauréat littéraire est déserté, et c'est regrettable, mais le plus gros problème, c'est que la France a négligé ses universités. Je ne parle pas des grandes écoles, qui se portent bien, mais des 80 autres universités de France, qui n'ont pas les moyens d'enseigner tant elles sont bondées, sous-financées, et tombent littéralement en morceaux. Pour citer le professeur Pitte, un poulet de Bresse a plus d'espace qu'un étudiant français à la Sorbonne ! Nicolas Sarkozy a dit qu'il allait donner plus d'autonomie à 18 de ces universités, mais il faudrait en donner à toutes. Pourquoi les universités ne pourraient-elles pas contrôler leurs budgets, leurs politiques d'admissions, leurs programmes, l'embauche et le licenciement de leurs professeurs ? Dans les autres pays, les universités enrichissent la vie culturelle de leurs quartiers, de leurs communautés. Elles ont des musées, des centres d'arts vivants, des stations de radio, des maisons d'édition, des chaînes de télévision, des festivals de cinéma. De plus en plus d'universités ont des programmes pour apprendre à écrire, pour les arts plastiques. La Kunstuniversität de Berlin a récemment ouvert une graduate school, et dépense des sommes folles pour former les prochains peintres et sculpteurs. En France, on a quelques conservatoires, mais ils ne sont pas tellement intégrés aux universités, et les artistes sont seuls, alors qu'à l'université ils seraient en contact qui avec des peintres, qui avec des musiciens qui les inspirent, ou avec des étudiants en littérature.


nonfiction.fr : Antoine Compagnon, vous avez travaillé à la fois à la Sorbonne et à Columbia University, New York. Quelles réflexions ces expérience vous ont-t-elle inspirées ? Comment comprenez-vous le mouvement actuel des universitaires français ?

Antoine Compagnon : Je suis pour que les universités soient plus autonomes, certes, mais je suis réticent à l’égard de l’autonomie à la française qui leur a été donnée, parce que c’est une autonomie dans laquelle on donne d’emblée beaucoup de pouvoir au président d’université, qui n’a pas nécessairement l’autorité qui fonde ce pouvoir. En dehors de la France, l’université repose davantage sur un jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs, et cela me semble sain. La gouvernance des universités américaines est beaucoup plus collégiale par exemple. Les pouvoirs que l’on donne au président de l’université française aujourd’hui, ce sont des pouvoirs qu’ont 4 ou 5 personnes dans l’université américaine. Les président de l’université, par exemple, ne devrait pas être le président du conseil d’administration. Le conseil d'administration devrait pouvoir le démettre en cours de mandat si besoin est. Je crois qu’il y a beaucoup à apprendre des modèles étrangers sur la gouvernance des universités. Je suis aussi favorable à la sélection à l’université, une sélection avec, bien sûr, une place pour chacun quelque part. L’absence de sélection en France coûte très cher à ceux qui font des études, avec des taux d’échec monstrueux, mais aussi à la collectivité. De la même façon, je suis favorable à un système d'études payantes, avec des bourses en fonction des revenus de chacun. Enfin, il me semble qu'il faudrait que les universités françaises soient mieux intégrées dans la scène académique globale. Je suis favorable aux objectifs des réformes annoncées actuellement   , y compris en ce qui concerne le décret sur le statut des enseignants-chercheurs, mais je comprends pourquoi les universitaires sont inquiets de la manière dont cette autonomie va procéder pratiquement