Des notes inédites de Roland Barthes après la mort de sa mère, qui ne nous touchent pas, nous laissent dans un espace hésitant entre détachement et psychologisme.

Disons le tout de suite, le Journal de deuil de Roland Barthes, suite de 330 fragments sur et autour de la mort de sa propre mère, est un objet malaisé à identifier, auquel on donne difficilement une place. Il y a d’abord cette mini-polémique (fallait-il ou non sortir ce livre ?) opposant les "éditeurs", décidés à offrir l’intégralité des écrits barthésiens au grand public, aux partisans de l’intimité, d’une sphère privée. S’il est tentant d’entrer dans le débat, gardons nous bien d’une pétition de principe avant d’ouvrir l’ouvrage, car le sens de cette polémique disparaît dès la lecture du livre. En effet, la question n’est pas tant de savoir si nous lecteurs violons une intimité, ce que nous avons le droit de (sa)voir, mais plutôt en quoi ce journal nous regarde, c’est-à-dire tout bêtement quel est l’intérêt de sa publication.

Car une chose frappe : ces notes, plus que pudiques, révèlent très peu. Elles prennent la forme d’une longue plainte, sans complaisance, une plainte au sens où Deleuze la définissait dans son Abécédaire, celle de l’élégie : "Ce qui m’arrive est trop grand pour moi." C’est ce que semble dire Barthes, qu’il se confronte à une épreuve qui le dépasse, qui l’empêche et lui coupe le souffle.

Si un sentiment ressort du Journal de deuil, c’est bien celui de l’impuissance. Impuissance à s’exprimer, à faire sens. Impuissance à dire le deuil. Impuissance qui se confond avec le refus, ce refus de raconter, composer avec le deuil   . Ce que l’on voit dans ce journal, c’est donc un Barthes qui se refuse, sans doute, à ce qu’il aurait appelé l’Hystérie : Barthes exprime la portée limite du deuil, et décide de se montrer, comme lui, intraitable.

Barthes se définit très bien comme "un sujet dévasté en proie à la présence d’esprit"   . Il n’a rien perdu en lucidité, reste capable de brillants traits analytiques, mais le problème qui semble se poser à lui est la raison d’être de cette lucidité, qui prend finalement des accents tragiques : "Maintenant, partout, dans la rue, au café, je vois chaque individu sous l’espèce du devant-mourir, inéluctablement, c’est-à-dire très exactement du mortel. – Et avec non moins d’évidence, je les vois comme ne le sachant pas."  


Palinodie


Mais il y a plus. Barthes, dans un grand mouvement rétrospectif, regarde son passé, le juge.

"[Bête] en entendant Souzay* chanter : "J’ai dans le cœur une tristesse affreuse", j’éclate en sanglot. *dont autrefois je me moquais !"  

On voit donc poindre dans le Journal de deuil une douloureuse palinodie, un chant inverse, un regard désemparé de Barthes sur son œuvre. L’affection prend toute la place. En est témoin cette note où Barthes se montre en colère contre le matérialisme, dans un mouvement envieux du mysticisme (mais qui reste, dramatiquement pour Barthes, non-dupe) : "[…] quelle barbarie de ne pas croire aux âmes – à l’immortalité des âmes ! Quelle imbécile vérité que le matérialisme !"   Cette palinodie est d’autant plus cruelle que les notes prises par Barthes ne paraissent d’aucune utilité "pratique" (presque "de la graphie pour rien", aurait-il pu dire plus légèrement) : elles n’apaisent ni n’expliquent le deuil.



"Photo-Mam"


Ces contradictions que l’on voit poindre dans le Journal de deuil, ce sont les mêmes qui seront à la base du livre "Photo-Mam", que deviendra pour nous La Chambre claire. Il y a tout d’abord cette émotivité qui devient clé de reconnaissance. Barthes a reconnu qu’il n’était pas un herméneute, qu’il choisissait "ses" signes parce qu’ils le séduisaient ou l’agaçaient. Dans le Journal de deuil, seuls importent pour Barthes des traits (images, évènements) qui lui rappellent sa mère, et qui sont à proprement parler des punctum. Ce sont les seuls signes qui comptent, les seuls par lesquels Barthes a décidé de s’éclairer. Éric Marty a très bien montré dans La Chambre claire, la mère absente mais au centre du dispositif, que Barthes ne montre jamais directement mais qu’il ne cesse d’évoquer à travers toutes les photographies, de manière ou plus moins biaisée. Choisir l’émotion ("ce qui me point") contre une doxa interprétative du studium, est un projet dans la continuité des descriptions du Journal de deuil. On voit aussi comment la photographie de la mère au Jardin d’Hiver, évoquée avec douleur tout au long du Journal de deuil, devient le lieu utopique, soit un lieu qui n’existe pas, qui n’a pas de place. En entrant dans le deuil, Barthes se retrouve à ne plus faire commerce qu’avec les morts. Il l’avouait dans ses cours sur le Neutre ("Je ne lis que les morts"), et c’est sa propre mort qu’il questionne dans le Journal de deuil, comme concomitante de celle de sa mère.


Une question de place

"Déception de divers lieux et voyages. Ne suis bien nulle part. Très vite ce cri : Je veux rentrer ! (mais où ? puisqu’elle n’est plus nulle part, qui était là où je pouvais rentrer). Je cherche ma place. Sitio."  

Entre les morts et les vivants, Barthes cherche sa place, un espace atopique (et utopique) qui deviendra celui du Neutre. On voit ici la concrétisation préliminaire de ce qui deviendra le désir de neutre. Barthes énonce précisément son deuil comme un double bind, une position paradoxale ("L’Irrémédiable est à la fois ce qui me déchire et ce qui me contient (aucune possibilité hystérique de chantage à la souffrance, puisque c’est joué).", p.100) : position intenable ; il n’a plus de place ni ici ni ailleurs. Sa situation est considérée sous l’angle tragique le plus pur : Barthes est dans la posture même de l’impuissance. Le Neutre sera ce point limite où se confrontent l’impuissance et le refus de tout lieu. Mais il n’y a pour Barthes à cet l’instant que la possibilité d’un chant impossible : la majeure partie des écrits qui composent le Journal de deuil n’est que la répétition brodée, en fractale, de l’énonciation indicible de la mort de "mam.".

Le Journal de deuil n’est pas ce que nous ne devrions pas voir, mais plutôt une plainte qu’il nous est impossible à prendre en charge ; ce qui est précisément (selon Deleuze) sa raison d’être, le "ne me touche pas". Il s’agit bien d’une question de distance. Barthes refuse de prendre de la distance avec son propos, et refuse par là-même le contact avec son lecteur. Dans sa préface aux Essais critiques, Barthes, à partir de l’exemple d’une lettre de condoléance, déroulait une remarquable théorie de l’écriture, notamment du "Je". L’écrivain ne peut manier le langage qu’indirectement, et lorsqu’il dit "Je" ce ne peut être qu’un "Il" au second degré. "La troisième personne n’est donc pas une ruse, c’en est l’acte d’institution préalable à tout autre : écrire, c’est décider de dire Il (et le pouvoir)."   . Le Journal de deuil participe donc d’un pur écrit pour soi.



Le "Je" des notes de Barthes, qui refuse de se "décoller", est un "Je" qui nous est impossible de récupérer. Distanciation du lecteur, refus du général. Si les Fragments d’un discours amoureux étaient ceux d’un "amoureux qui parle et qui dit", si Roland Barthes par Roland Barthes avait en exergue un "tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman", le Journal de deuil est tragiquement le récit intérieur d’un "Je parle, et je me dis". Ou comme il l’énonce : "En prenant ces notes, je me confie à la banalité qui est en moi."  

Le texte du Journal de deuil n’a donc aucun intérêt en lui-même, ce qu’il nous dit appartient au domaine du personnel, de l’émotion interne dont nous sommes maintenus exclus, et donc ne nous regarde pas. Barthes voulait précisément échapper à toute psychologie   , or notre unique manière d’aborder le Journal de deuil est de le voir faire symptôme. Symptôme d’un changement progressif vers une forme de philosophie mélancolique, d’une véritable pensée dépressive. Loin de nous l’idée de plaquer une terminologie médicale, de vouloir guérir ou expliquer Barthes, mais le Journal de deuil, par sa dénégation même à toute forme d’explication, de rationalisation, ne peut que nous renvoyer vers ces pentes, et nous laisser, nous et lui, sur une sensation d’échec. Cet échec à dire (autre chose que le deuil), Barthes le surmontera dans son livre suivant (La Chambre claire) dans ses cours et son grand projet inabouti de Vita nova   , projets dans lesquels il aura réussi non pas à se détacher de son sujet, mais à distancier le pur sujet du deuil de son propre travail pour mieux le faire entendre

 

À lire également sur nonfiction.fr :

- Roland Barthes, Carnets du voyage en Chine (Christian Bourgois/IMEC), par Camille Renard.

- Alain Robbe-Grillet, Pourquoi j'aime Barthes (Christian Bourgois), par Camille Renard.

- Interview de Thomas Clerc, "Entre deuil et voyage : l'(in)actualité de Barthes", par Camille Renard.

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