Non, l’hétérosexualité n’a rien de "naturel".

C’est à une "véritable révolution épistémologique"   que nous invite Louis-Georges Tin dans ce livre qui rompt avec les conceptions essentialistes de l’hétérosexualité. Parce qu’elle était pensée comme relevant de "l’ordre de la Nature", un invariant jamais remis en cause, l’hétérosexualité a longtemps constitué un point aveugle de la recherche historique. Si, comme le souligne l’auteur, des milliers d’ouvrages ont été, au cours des siècles, consacrés au mariage, à la famille ou à l’amour hétérosexuels, l’hétérosexualité elle-même restait non problématisée, comme "en deçà de toute réflexivité"   .

Historiciser l’hétérosexualité


Paradoxalement, c’est par le biais de l’histoire de l’homosexualité que la "question hétérosexuelle" en est venue à être posée. Parce qu’elles interrogent les normes sexuelles comme les rapports de genre pour en révéler l’historicité, les études gays et lesbiennes ont ouvert la voie à un questionnement des sexualités dites "normales". Dans le Dictionnaire de l’homophobie (PUF, 2003), qu’il avait dirigé, Louis-Georges Tin s’était déjà attaché à montrer, en distinguant hétérosexisme et homophobie, le poids de la "contrainte à l’hétérosexualité", également dénoncée par la critique féministe, et qui va bien au-delà des manifestations de l’homophobie ordinaire (insultes, violences...). Dans la lignée des travaux initiés aux États-Unis par Jonathan Katz   , il envisage ici l’hétérosexualité comme un construit, historiquement et socialement daté, dont il convient d’analyser les conditions d’émergence et d’acculturation. Plus exactement, il entend prouver que "si la pratique hétérosexuelle est universelle, la culture hétérosexuelle, elle, ne l’est pas"   . Une comparaison lui permet d’éclairer cette affirmation a priori déroutante : si, dans toutes les sociétés humaines, il y a bien sûr des pratiques alimentaires, indispensables à la survie des individus, toutes les sociétés ne construisent pourtant pas une culture gastronomique, comme c’est le cas en France.  


Prenant appui sur la littérature, la philosophie et l’histoire, l’auteur fait ainsi l’hypothèse que la "culture hétérosexuelle" émerge en Occident au début du XIIe siècle, avec la culture courtoise. Aujourd’hui dominante, elle a été elle-même dominée par des institutions comme l’Église (qui prône la chasteté), la noblesse (qui valorise l’homosocialité), et dans une moindre mesure la médecine (qui voit dans "l’amour fou" une forme de pathologie).

Relire ses classiques


Certains chapitres relèvent du tour de force. Le premier, sur la culture chevaleresque, revisite des interprétations déjà suggérées par Georges Duby ou Jacques le Goff, mais les éclaire d’un jour nouveau. Par l’étude minutieuse de textes en apparence aussi connus que La Chanson de Roland ou Lancelot du Lac, Louis-Georges Tin montre que, dans la société féodale, seules les amitiés masculines bénéficient d’une reconnaissance sociale et culturelle, qui se traduit notamment par l’exaltation des relations sentimentales entre hommes dans la chanson de geste avant l’émergence de la littérature courtoise. Ce n’est que progressivement, par l’intermédiaire des troubadours et des trouvères, que les amours hétérosexuelles, sous la forme dissymétrique de l’amour du chevalier pour sa dame, s’affirment comme un modèle alternatif au modèle homosocial. Le cas de Tristan et Yseult est à cet égard révélateur. Ce symbole de la culture hétérosexuelle peut en effet être lu comme le récit du conflit entre cultures chevaleresque et courtoise. Dans les premières versions, la relation entre Tristan et son oncle, le roi, est centrale, comme dans tout roman de chevalerie. La passion que le jeune homme ressent pour Yseult, pourtant promise à son suzerain, est le résultat malheureux de l’absorption d’un philtre d’amour, une occurrence regrettable et accidentelle. Dans les versions postérieures, le philtre disparaît, et c’est au premier regard, tout naturellement, que Tristan s’éprend d’Yseult, révélant ainsi "un processus d’intériorisation et de naturalisation de la passion amoureuse tout à fait caractéristique en cela de la culture hétérosexuelle qui s’inventait alors, et qui supplantait peu à peu la culture homosociale d’antan."   .


Également victime de la popularité croissante des thématiques courtoises, la culture chrétienne multiplia les ruses pour en réduire l’influence, en vain. D’abord dénoncée, la culture hétérosexuelle fut progressivement intégrée à l’institution religieuse par le sacrement du mariage. Ultime stratégie, la promotion de la poésie mariale apparaît comme un compromis entre amour spirituel et amour hétérosexuel. Incapable d’empêcher les poètes de chanter les charmes des jeunes filles, le clergé les autorisait  à célébrer, à travers Marie, une figure féminine, mais comme privée de sexe et entièrement consacrée à l’amour divin. Pour mieux imprégner l’esprit des fidèles, des paroles pieuses étaient plaquées sur les mélodies de chansons d’amour populaires, et les vers galants habilement spiritualisés. Le triomphe de la culture érotique hétérosexuelle n’en fut que retardé. Les médecins échouèrent pareillement à pathologiser l’amour homme-femme. Démission de l’esprit face au corps, échauffement du foie, hystérie, érotomanie, hétérosexualité, désignent tour à tour les variantes d’une maladie d’amour qui alimente la chronique médicale et psychiatrique. L’hétérosexuel, au début du XXe siècle, c’est celui qui éprouve une attirance morbide pour les personnes de l’autre sexe. Loin d’être dans la norme, il est, au même titre que l’homosexuel, un déviant. La culture hétérosexuelle ne s’était pas moins imposée, depuis le XVIIème siècle, comme la culture dominante, dont le caractère "naturel" était non seulement constamment réaffirmé par l’ensemble des institutions sociales, mais exalté par l’immense majorité des productions culturelles.

Plein d’humour, toujours très clair, Louis-Georges Tin rend limpide ce qui aurait pu être jargonnant. C’est tambour battant, sinon à marche forcée, qu’il mène sa démonstration. À chaque tir, il fait mouche. Les préjugés volent en éclat, les lieux communs sont jetés cul par dessus tête. Certes, le livre n’est pas sans défauts. L’analyse reste centrée sur la France. Des siècles entiers sont survolés. La culture des élites prend le pas sur les modes d’expression populaires. La littérature est privilégiée au détriment d’autres sources. Les exemples choisis renvoient presque systématiquement à l’homosexualité masculine, laissant le lesbianisme dans l’ombre. Conscient de ces faiblesses, l’auteur assume ses choix : ouvrage programmatique, cette première histoire de la culture hétérosexuelle vise davantage à baliser un champ qu’à en creuser tous les sillons. Ce faisant, elle n’en remplit pas moins son objectif premier : "éveiller la culture hétérosexuelle à la conscience spéculaire de soi-même."   On ne peut qu’espérer que d’autres viendront assister Louis-Georges Tin dans cette tâche ambitieuse, qui participe d’une vaste entreprise de dénaturalisation des normes engagée, depuis une trentaine d’années, par les sciences sociales et historiques