Mouvement controversé, le futurisme a su s'étendre au-delà des frontières, touchant divers champs artistiques. Le Manifeste du futurisme fête ses 100 ans.  

Le Manifeste du futurisme de Filippo Tommaso Marinetti

Le samedi 20 février 1909, Le Figaro publiait en première page, sur trois colonnes, le Manifeste du futurisme de Filippo Tommaso Marinetti. Ce n'en était pas la première publication : comme le rappelle Giovanni Lista dans l'essai qu'il consacre à ce texte dans le catalogue de l'exposition à Beaubourg,  il était paru d'abord – privé toutefois de son magnifique préambule – dans la Gazzetta dell'Emilia de Bologne le 5 février, puis à Milan le 7 février   . Mais c'était la première publication dans sa langue originale : comme ont pu le constater les visiteurs de l'exposition au vu des quelques pages du manuscrit, aujourd'hui à Yale, le manifeste a bien été rédigé en français, langue que Marinetti, né en 1876 à Alexandrie, où il fut élevé par des jésuites lyonnais, parlait et écrivait couramment. Quant au genre du manifeste, Marinetti n'en était certes pas l'inventeur – pas plus qu'il n'a inventé, nous rappelle également Giovanni Lista, le mot futurisme – mais aucun mouvement moderne n'aura employé cette forme d'expression à aussi grande échelle ni, disons le, avec autant de bonheur. Cet extraordinaire premier manifeste, où l'on détecte les influences de Nietzsche, de Bergson, de Sorel, exalte le vivant, la jeunesse, la vitesse, la violence. Dans une prose fortement métaphorique, il rejette l'inertie, la culture passéiste des musées et des bibliothèques, auxquels sont préférés la machine, l'automobile, la locomotive, l'avion – sans parler de la guerre, "seule hygiène du monde". Anticipant les techniques du marketing moderne, Marinetti fait envoyer le manifeste, sous forme de tract, à des personnalités du monde de la culture et des arts ; beaucoup ne prennent pas la peine de répondre, d'autres, tel Saint-Saëns (dont la réponse est à Yale), réagissent avec fureur et mépris.

 

Paris, un territoire trop restreint pour le futurisme

Dans l'introduction du catalogue, Alfred Pacquement déplore que le futurisme, si mal représenté  dans les musées en France, y reste méconnu. Il le restera, hélas, après l'exposition. Paris a en effet manqué l'occasion de marquer ce centenaire par l'équivalent de la grande mostra de 1986 au Palazzo Grassi (son commissaire, ironiquement, était Pontus Hulten, premier directeur de Beaubourg) dont le catalogue fait toujours autorité   . Au lieu de brosser un panorama du mouvement de 1909 à la mort de Marinetti (1944), qui marque son terme officiel (même si les grandes réalisations se font plus rares après 1929), Beaubourg l'a traité à la portion congrue – une petite quarantaine sur 115 œuves exposées – limitée à la période 1909-1915, et se concentrant principalement sur la peinture (et, très accessoirement, sur la sculpture). Pour le reste, l'exposition aurait pu – ou dû – s'intituler, paraphrasant le titre fameux d'El Lissitzky, "Les -ismes de l'art dans le Paris d'avant 1914 et ailleurs", car il ne s'agissait pas seulement de Paris, comme l'annonçait le titre, décidément bien mal choisi : on allait outre-Manche pour saluer le vorticisme, dont pourtant les animateurs se méfiaient grandement de Marinetti ; on se rendait en Russie où, malgré la visite de l'Italien en 1914, les cubo-futuristes n'étaient pas prêts non plus à se laisser fédérer sous sa bannière. Le plus grave, dans cette exposition, est qu'au lieu de montrer les toiles de Balla, de Boccioni, de Carrà, de Russolo, de Severini, de Soffici pour ce qu'elles sont et d'en montrer le plus possible, on les fait précéder, au nom d'on ne sait quelle vulgate de la modernité, de Cézanne, de Picasso, de Braque, de Gleizes, on les entoure de Delaunay, de Léger, de Gris, de Metzinger, de Kupka, de Villon, de Duchamp... La peinture futuriste – pour ne rien dire du futurisme même – se retrouve donc diluée, relativisée, minorée. Ce parti-pris se reflète fatalement dans le catalogue, qui n'en contient pas moins d'excellents essais, notamment celui d'Ester Coen (commissaire de l'exposition sur Boccioni du Met en 1988-1989) intitulé "Simultanéité, simultanéisme, simultanisme" et de Matthew Gale, qui présentera une version de l'exposition à la Tate Modern à la fin de l'année, sur les rapports entre futurisme et vorticisme. Malgré ses limites (essentiellement 1908-1915), la chronologie en fin de volume, présentée par Nicole Ouvrard, est fouillée et utile. Lista, doyen des études futuristes en France et en Italie, intervient deux fois. Son premier article contredit d'ailleurs brillamment l'orientation même de l'exposition, car il démontre que futurisme a été d'abord et avant tout un phénomène italien dont l'importance déborde largement le contexte parisien, si étriqué et conventionnel, qui lui était imposé à Beaubourg.

Chefs d' œuvres et irrégularité

Certes, la période 1909-1914 marque l'apogée de la peinture futuriste. Certains de ses chefs d'œuvre, heureusement, étaient au rendez-vous : les Stati d'animo de Boccioni, dont le dynamisme n'a rien perdu de sa force depuis leur présentation chez Bernheim-Jeune en 1912 ; les Funérailles de l'anarchiste Galli de Carrà, dont la violence unanimiste fait elle aussi forte impression ; La Révolte de Russolo, d'un géométrisme anguleux et coloré d'une puissante individualité ; le grand puzzle multicolore qu'est le Pan-pan au Monico de Severini – dans sa reconstitution de 1959, puisque l'orignal a disparu pendant la Deuxième Guerre mondiale –, et , parmi les sculptures, l'étonnant Sviluppo di una bottiglia nello spazio de Boccioni. De Balla, deux toiles seulement, autrement dit, presque rien.

La grande guerre a mis fin à cet extraordinaire foisonnement pictural. Boccioni meurt au front en 1916, d'un accident de cheval. Severini, dans les années vingt, abandonne l'esthétique futuriste et l'Italie (sa femme est la fille de Paul Fort) pour redécouvrir le monde de la comédie italienne. Carrà, quant à lui, se liera avec Morandi, faisant ainsi la jonction avec l'avant-garde future.

 

Au-delà de la peinture : le futurisme

Quoi qu'il en soit, limiter le futurisme à la peinture, c'est fausser gravement la portée d'un mouvement qui aura marqué non seulement la photographie, avec Bragaglia mais aussi l'architecture, avec Antonio Sant'Elia, précurseur de génie dont le nom est à peine évoqué dans le catalogue et qui lui aussi meurt à la guerre   , la musique, avec Balilla Pratella et surtout Russolo (théoricien de l'art des bruits), la danse, les arts décoratifs, avec notamment Depero, le livre et la typographie (avec ces œuvres phares que sont les livres en métal de Tullio d'Albisola et de Bruno Munari)   , le théâtre, la mode, la publicité, et jusqu'au design, faisant ainsi un pont avec l'Italie d'après 1945. En littérature, outre Marinetti, il faudrait citer au moins Cangiullo, Farfa, Folgore, Palazzeschi, Sanzin... Tout cela commençant avant 1914, certes, mais s'amplifiant après la guerre pour devenir un véritable mouvement, sur le modèle d'un parti politique, avec ses congrès, ses journaux, ses cellules, qui ont formé un véritable réseau futuriste d'un bout à l'autre de la péninsule, de Bari à Gorizia, de la Sicile au Trentin. 

 

Futurisme et fascisme

Les limites chronologiques de l'exposition, qui nous privent de toute cette richesse, dispensent de surcroît ses organisateurs – et donc le catalogue – d'aborder la question, pourtant difficile à éluder, des rapports entre futurisme et fascisme. Il va de soi que le malaise créé par cette compromission, dont Marinetti lui-même a été l'architecte, n'a pas été pour rien dans l'occultation du futurisme dans les décennies qui ont suivi la débâcle du régime. Mais on le répétera jamais assez : contrairement au nazisme, issu du cerveau d'un artiste raté viscéralement hostile à l'avant-garde, le fascisme a fait bon ménage avec cette dernière   . Ceci n'enlève rien aux aspects honteux du fascisme dès son origine ni ne diminue non plus la valeur intrinsèque du futurisme. Le nier, ou faire semblant de ne pas le voir, c'est se limiter à une conception simpliste des implications politiques de la modernité, qui sont infiniment plus subtiles (en France comme ailleurs) qu'on l'a parfois prétendu. Ajoutons que le fascisme, jusqu'aux tout derniers temps, était nationaliste, mais non raciste. Il y a eu des Juifs parmi les futuristes (Nelson Morpurgo par exemple) – comme il y a d'ailleurs eu des antifascistes (Russolo pour n'en mentionner qu'un). Marinetti, qui n'a jamais fait preuve d'antisémitisme, est resté, à quelques bouderies près dans les années vingt, pro-fasciste jusqu'au bout : l'un de ses derniers gestes sera de s'engager comme volontaire sur le front russe en 1942. 

L'œuvre poétique de Marinetti, signe d'un "pré-futurisme"

Si l'on prend les manifestes au pied de la lettre, le futurisme pourrait passer pour l'antithèse même du symbolisme. Marinetti ne l'a-t-il pas proclamé lui-même en intitulant un manifeste, souvent cité, Nous renions nos maîtres symbolistes, derniers amants de la lune? Car c'est bien du symbolisme qu'il est parti. Dans sa thèse soutenue à la Sorbonne en 2007, et que viennent de publier les presses de cette université, Tatiana Cescutti examine son œuvre poétique d'avant le futurisme, entièrement écrite en français et constituée essentiellement par les trois recueils : La Conquête des étoiles (1902), Destruction (1904) et La Ville charnelle (1908)   . Rien, à première vue, n'y annonce le Marinetti futuriste. Si la forme – vers libres non rimés ni assonancés – est résolument moderne, l'inspiration, comme le souligne Cescutti, rappelle tantôt le Hugo de La Fin de Satan, tantôt Laforgue ou Moréas, voire Materlinck ou Verhaeren – mais aussi D'Annunzio, objet évident d'une véritable "anxiété d'influence", pour parler comme Harold Bloom. Quant à la langue ("fuligineux", "ocellé", "flexueuses", "toison verte et phosphoreuse", "puits d'azur", "nacre lunaire"), elle évoque moins Mallarmé que certains symbolistes mineurs, tels que Kahn ou Viélé-Griffin – l'un et l'autre étant des grands partisans du vers libre. Mais Cescutti relève aussi l´influence de Lautréamont (influence décelée avec perspicacité par Rachilde dès 1910 – à propos du "roman africain" Mafarka le futurisme, publié cette année-là mais en chantier dès le début du siècle). Et en fait l'argument qu'elle soutient de manière convaincante, est qu'il est plus pertinent de lire avant tout ces premiers recueils de Marinetti comme des textes pré-futuristes. Le recours à l'invective, l'appel à la violence (le deuxième recueil ne s'intitule pas Destruction par hasard), l'éloge de la vitesse, de l'automobile, de la machine sont déjà là.

 

L'ouvrage de Cescutti, admirablement documenté comme tout bon travail universitaire, ne souffre au fond que des défauts de ses qualités : sa technicité – et, osera-t-on ajouter, la propension universitaire à confondre parfois le compliqué avec le complexe – en limite nécessairement l'audience à un public de spécialistes. Il y a donc toujours place, en français en tout cas, pour une étude d'ensemble du premier Marinetti, où figurerait également cet étonnant Roi Bombance (1905)   que le romancier argentin Manuel Gálvez comparait au Ferdydurke de Gombrowicz