Un livre collectif sur l'épuration économique, qui pose le problème du rapport entre morale et profit.

Qu’est-ce qu’un profit "raisonnable" ? Notre époque ne détient pas le monopole des interrogations sur le rapport entre échanges économiques et morale, qui brûle depuis quelques mois des financiers longtemps adorés. La volonté de "moraliser", même à rebours, les affaires, ne s’exprima jamais avec d’autant d’acuité qu’au lendemain de guerres mondiales qui avaient réduit la masse de la population française à l’angoisse, au rationnement, voire à l’indigence. Le colloque organisé à Rennes les 22 et 23 mars 2007 sous la direction de Marc Bergère en apporte l’illustration. Ses actes, parus aux Presses universitaires de Rennes en 2008, marqueront en effet une date importante dans l’historiographie de l’épuration. Trop de colloques se perdent dans des communications qui "exemplifient" les interprétations déjà connues. L’ouvrage dirigé par Marc Bergère mêle chercheurs confirmés et jeunes doctorants, ce qui donne à l’ensemble l’allure d’un vrai livre collectif et d’un travail de recherche idéal. C’est du début du XXe siècle que date l’invention d’outils permettant de taxer les profits de guerre. A mesure que les conflits changeaient de visage, ceux qui s’y enrichissaient faisaient en effet de même : les rapines de généraux comme Augereau ou des fournisseurs aux armées d’Italie s’effacèrent devant les bénéfices des directeurs d’usines.


Le précédent de la Grande Guerre   

On se rappelle les "tuniques égyptiennes droites, sombres, très "guerre"" portées par les jeunes Parisiennes dans Le Temps retrouvé, en signe d’association aux souffrances du pays   . On sait moins que la Première Guerre mondiale fut un temps d’innovations fiscales au nom de la solidarité. L’impôt sur le revenu en faveur duquel Joseph Caillaux plaidait depuis longtemps   fut adopté le 31 juillet 1917, cependant que le gouvernement d’Aristide Briand imaginait une contribution provisoire sur les bénéfices exceptionnels ou complémentaires en temps de guerre, le 1er juillet 1916. En l’espèce, seul était pris en compte le montant du profit : l’État entendait supprimer ou réduire le hiatus entre le bonheur privé de certains foyers et le malheur public. La contribution extraordinaire représenta jusqu’à 15 % des recettes budgétaires de la France, en 1920-1921. Les "profiteurs de guerre   " ne furent donc pas oubliés au profit de quelques lampistes, contrairement à une conviction très répandue dans l’opinion publique des années 1920-1930 . Les difficultés du recouvrement des contributions alimentèrent en effet l’idée d’une "impunité des riches" qui n’apparaît guère fondée à l’examen des archives.

La taxe exceptionnelle sur certains profits avait durablement grossi l’arsenal fiscal de la rue de Rivoli   . Le 21 avril 1939, une taxe d’armement était ainsi introduite, qui représentait 1 % de l’ensemble des transactions commerciales. Le 29 juillet 1939, les entreprises travaillant pour le compte de la Défense nationale se virent même fixées un niveau de profit maximum à hauteur de 6 %, sous peine de voir leurs bénéfices taxés à 50 %. L’efficacité de ces mesures fut discutable, dans la mesure où les fournisseurs eurent tendance à en répercuter l’impact sur leurs prix, et à faire payer in fine par l’État le coût des mesures qu’il avait décidées.


Caractères d’une épuration
 
Après la défaite de 1940, les responsables de la France Libre se posèrent très tôt la question de l’attitude à adopter face aux "mauvais Français" qui profiteraient de l’Occupation pour prospérer. Leur sanction vaudrait exemple et permettrait de refaire l’unité nationale autour du mythe d’une France résistante. L’épuration économique ne répondrait pas toutefois qu’à des nécessités morales : il s’agirait en outre, grâce aux amendes, de réduire la masse de billets en circulation pour lutter contre une inflation alarmante, de satisfaire les récompenses demandées par les patriotes et résistants ayant souffert sous l’Occupation, ainsi que d’éviter les règlements de comptes populaires. Les "épurateurs" ne considéreraient pas le montant de l’enrichissement comme après la Première Guerre mondiale, mais son origine, qu’il y ait eu intention délictueuse ou pas. Les opérations réalisées avec l’ennemi comme les échanges violant la réglementation de Vichy (marché noir) étaient visés. L’ordonnance portant confiscation des produits illicites fut signée le 18 octobre 1944 et des comités départementaux chargés de cette tâche fonctionnèrent à partir de la fin de l’année, tandis que des comités d’épuration se structuraient dans de nombreux corps de métiers, voire dans certaines usines.


Une épuration à géométrie variable

La confiscation des produits illicites donna des résultats contrastés dans les années qui suivirent la Libération. Les élites patronales furent visées par l’ensemble des dimensions de l’épuration -fiscale, professionnelle et judiciaire- mais moins en considération de leurs activités d’affaires que pour avoir exercé des responsabilités auprès du pouvoir vichyste, le cas échéant. Le renouvellement des dirigeants, plus étendu dans les firmes publiques ou nationalisées que dans les entreprises privées   , suivit cependant les règles du recrutement traditionnel des grands groupes à cette époque.

Plus que la Résistance – hors des cas exceptionnels comme Pierre Lefaucheux -, les grands corps administratifs comme l’Inspection des finances fournirent l’essentiel des nouveaux responsables.

Les nécessités de la Défense nationale plaidèrent également pour l’indulgence à l’égard des cadres des arsenaux de Brest, Lorient ou Cherbourg, qui avaient travaillé au profit de la Kriegsmarine à partir de l’automne 1940. Dans un Calvados meurtri par les combats de la Libération, une "indulgence organisée" se manifesta encore à l’égard des "profiteurs de guerre". La construction du Mur de l’Atlantique avait certes mobilisé de nombreuses entreprises des bâtiments et travaux publics (BTP) à partir du 14 décembre 1941, mais les nécessités de la reconstruction imposaient de ne pas affaiblir les entreprises du secteur en les grevant d’amendes ou en condamnant leurs dirigeants. En Gironde, le Commissaire de la République Gaston Cusin marqua en revanche peu de zèle dans la conduite de l’épuration des entreprises, au nom de l’intérêt économique de la Nation. Ailleurs, comme en Alsace, les autorités préfectorales allèrent jusqu’à encourager la dénonciation de suspects de collaboration économique, sans tenir suffisamment compte de la spécificité de cette région annexée par l’Allemagne nazie entre 1940 et 1944. Le caractère de l’épuration varia essentiellement en fonction de la demande sociale –des régions "de gauche" et maquisardes comme le Languedoc ou le Limousin déférant davantage de responsables économiques devant les comités de confiscation-, des nécessités de la reconstruction et de l’action des représentants de l’État.

Quant à l’épuration professionnelle, elle prit un caractère plus ou moins spontané. Dans certaines usines, les comités ad hoc s’en prirent aux responsables de l’encadrement pour des raisons qui relevaient autant de l’éthique professionnelle que de la morale publique. À la Bourse de Paris, les agents de change et les courtiers en valeurs organisèrent leur propre épuration à partir de l’automne 1944, moins pour punir les "brebis galeuses" coupables de bienveillance pour l’Allemagne nazie que pour se concilier les nouvelles autorités issues de la France Libre et de la Résistance intérieure. L’ensemble des contributions rassemblées dans le volume paru aux Presses universitaires de Rennes contredit néanmoins le tableau d’une épuration économique a minima.


Épurer les virtuoses de la pénurie : le marché noir à l’heure des comptes

Les industriels et commerçants ayant traité avec l’ennemi ne furent pas seuls menacés à la Libération. Au quotidien, les Français côtoyaient les bénéficiaires du marché noir plus que les grands dirigeants patronaux et s’indignaient de leur enrichissement   . L’opinion publique faisait un devoir aux autorités de s’en prendre aux échanges informels.

La Libération ne marqua donc pas de rupture s’agissant du marché noir : les magistrats ou les comités de confiscation jugèrent par exemple un Joanovici en s’appuyant sur la législation de Vichy. L’épuration se perdit cependant pour partie dans les sables du marché noir. Le peu de traces laissés par les transactions, la défense habile de certains commerçants qui présentèrent la soustraction de produits au marché légal comme "un acte patriotique" en période d’Occupation   et le désintérêt progressif de l’opinion limitèrent les effets de cette "grande lessive". Les Comités de confiscation des profits illicites collaborèrent toutefois avec les administrations du ministère des Finances et le Contrôle économique pour identifier des cas de fraude fiscale ou d’investissement immobiliers suspects. Une partie de l’argent gagné au marché noir fut sans doute "blanchi" par des commerçants qui souscrivirent à l’emprunt de la Libération lancé en décembre 1944, avant que les comités de confiscation commencent leur travail… L’histoire a de ces paradoxes-là.

Le travail mené par le groupement de recherche CNRS "les entreprises sous l’occupation" comble une lacune historiographique, entre histoire des épurations politique ou administrative   et étude des firmes entre 1940 et 1944   . On aimerait espérer qu’il dissipe quelques lieux communs sur une épuration trop uniment qualifiée de "communisante" par les soldats perdus d’une certaine droite, et d’ "insuffisamment sévère" ailleurs…

 

*À lire également sur nonfiction.fr :

- François Bouloc, Les profiteurs de guerre 1914-1918 (Complexe), par Pierre Chancerel