Une étude sur "la nouvelle écologie politique" qui relève parfois d'un optimisme forcé et contestable.

La lecture de l'essai de Jean-Paul Fitoussi et Éloi Laurent, intitulé avec quelque prétention La Nouvelle Écologie politique, m'a laissé successivement dubitatif, interloqué, interrogatif et finalement très révolté contre ses auteurs. Il m'est appparu qu'il y avait là une sorte de subtile manipulation conceptuelle venant de deux universitaires, très médiatisés et jouant habilement de leur autorité médiatique.

 

Qu'ont-ils voulu dire?

Était-il nécessaire de déployer tout cet étalage de références historiques et bibliographiques pour laisser entendre que les économistes avaient déjà largement déblayé de leur science le terrain des rapports entre économie et écologie, pour aboutir à cette conclusion d'évidence que “la décroissance des inégalités et le rétablissement de la démocratie sont le gage du retour du développement humain" ? Pourtant il leur aurait suffi de plonger dans les écrits des socialistes utopistes, - tant décriés, pour ne pas dire méprisés, et par les libéraux et par les progressistes labellisés à la norme marxiste-léniniste - et en particulier ceux de Pierre Leroux (1797-1871), justement remis en lumière par Vincent Peillon   pour y découvrir les bases politiques de ce que pourrait être une nouvelle écologie politique ? Pierre Leroux n'écrivait-il pas à la fin du XIXe siècle : "Notre société sera d'autant plus juste qu'elle sera plus sobre". Tout n'était-il pas dit en ces quelques mots?

 

La thèse étonnante des "deux irréversibilités"

Mais venons-en à la thèse centrale, fondatrice, de l'argumentation développée par Fitoussi et Laurent. La thèse est la suivante : notre histoire collective est traversée, structurée par deux irréversibilités, deux flèches du temps comme ils les appellent ; d'une part, l'irréversibilité de la désaccumulation des stocks de ressources épuisables et de certains  fonds environnementaux ; d'autre part, l'irréversibilité de l'accumulation des connaissances. Et ces deux dynamiques irréversibles ou plus exactement ces deux stocks, l'un en voie de dégradation et d'épuisement, l'autre en voie d'expansion et d'accroissement continu, infini, seraient substituables l'un à l'autre.

Afin de ne pas donner le sentiment de biaiser la pensée des auteurs je les cite : "Une double irréversibilité marque ainsi le développement de l'humanité : l'accumulation des savoirs et du progrès des techniques d'un côté, la dé-cumulation des stocks de ressources épuisables [...] de l'autre. Le temps de l'économie est, pour ces raisons, irréductiblement orienté, entropique pour les ressources et historique pour les institutions de production, d'organisation et de diffusion des connaissances. Les perspectives d'évolution de notre système de développement tiennent en partie à l'espace aménagé entre ces deux processus dynamiques [...]. Cette approche implique un déplacement conceptuel important : en économie dynamique, le principe du délai doit venir compléter celui de la rareté  tout en la précisant."   Sans doute faudrait-il déployer une exégèse longue et subtile de ces termes pour en déceler toute la portée conceptuelle. En termes plus vulgaires, j'aurais tendance à penser : demain – le principe du délai - on rasera gratis car nous aurons enfin trouver le secret de la barbe qui ne poussera plus ou de l'homme génétiquement imberbe.

Plus sérieusement et pour en revenir à la thèse centrale que je viens de caractériser, les deux dynamiques qui sont en œuvre ne s'appliquent pas aux mêmes objets. D'un côté le processus d'épuisement-dégradation s'applique à la nature alors qu'il n'en est pas de même sur l'autre versant. Le stock de connaissances n'est pas entièrement mobilisé, ni mobilisable pour en quelque sorte compenser, corriger, voire limiter le premier processus. En schématisant, j'aurais tendance à penser  que le processus de développement des connaissances est mû, depuis les temps historiques, par les mêmes mécanismes économiques, sociaux, idéologiques (il n'est que de citer ici la prégnance de la conception messianique et prométhéenne du progrès) qui ne cessent de porter atteinte à travers les dynamiques économiques et sociales, aux ressources naturelles. Il n'y a donc pas, de loin s'en faut, d'effet compensateur et correcteur de l'accroissement des connaissances sur la dégradation de la nature. Et j'ajouterai sans forcer le trait, que c'est tout le contraire.

Pour appuyer cette affirmation je me limiterai à des données qui concernent  l'état de l'agriculture en France après plus de quatre décennies d'évolution mues par le développement des connaissances dans les domaines de la biologie et de la génétique. L'agriculture en 2008 c'est donc :
- une agriculture énergivore : la production d'une calorie de légumes conventionnels nécessite la consommation de 10 calories d'énergie fossile voire de 500 calories pour les légumes produits sous serre. Pour l'élevage, il en va de même : la production de viande selon les méthodes traditionnelles d'élevage à l'herbe nécessite une calorie d'énergie fossile pour deux produites ;  dans un élevage intensif le rapport sera de 20.
- une agriculture qui se limite le plus souvent à artificialiser les milieux ou à s'en abstraire avec la conséquence que les sols qui n'ont plus été gérés comme des systèmes vivants deviennent très sensibles aux phénomènes érosifs et de moins en moins aptes à valoriser les engrais qui leur sont apportés
- une agriculture qui agit brutalement sur les équilibres biologiques complexes avec les conséquences que nous connaissons de pollution des nappes phréatiques par les engrais, herbicides, pesticides ; soit, la destruction de la biodiversité. Faut-il rappeler ici à titre d'exemple les menaces sérieuses qui pèsent sur les populations d'insectes pollinisateurs au point de compromettre aux États-Unis la production de nombreuses espèces fruitières et légumières (les amandes en Californie, les agrumes en Floride, les mytrilles dans le Maine) qui dépendent de la pollinisation par les abeilles pour assurer la fructification.

Comme l'analysent des ouvrages récents d'agronomes : Une agronomie pour le XXIe siècle de Matthieu Calame et Des agronomes pour demain, ouvrage collectif publié chez Quae, il nous faut promouvoir une autre recherche, d'autres pratiques, pour assurer une production agricole de qualité qui ne se fonde pas sur le saccage de nos capacités productives. Ce qui veut bien dire que jusqu'à présent le développement des connaissances n'a pas été orienté dans ce sens. Il suffit d'ailleurs de constater, comme le déplore Matthieu Calame, le très grand retard pris en France en matière d'agriculture biologique pour s'en rendre compte.

Il est donc bien clair à la lumière de cet exemple que le développement des connaissances n'est en rien la garantie que sera corrigée, voire inversée, la flèche de l'irréversibilité de la dégradation des ressources naturelles. Il eut été plus opératoire et convaincant de la part des auteurs de faire un peu d'histoire des sciences et de s'interroger sur les conditions de possibilités  d'émergence de connaissances qui puissent être mobilisées sans réserve, tant au service des hommes qu'à celui de la nature.

J'ajoute que cette thèse est vraiment centrale dans l'argumentation développée par Fitoussi et Laurent pour fonder ce qu'ils appellent “la nouvelle écologie politique". D'une part, c'est elle qui justifie leur extraordinaire et renversant optimisme, et d'autre part, c'est elle qui alimente leur pieux plaidoyer sur la nécessité de promouvoir inlassablement la démocratie et de lutter contre les inégalités. C'est seulement oublier que l'une comme l'autre s'enracinent dans la pertinence de choix technologiques, maîtrisés socialement et écologiquement compatibles. Ces choix relèvent du passage des connaissances dans la matérialité de nos vies. Ils influent sur la manière dont nous nous alimentons, nous déplaçons, nous habillons et supposent, en ce sens, un vrai contrôle social sur le développement techno-scientifique, ce dont Fitoussi et Laurent ne parlent nullement. C'est là que réside la limite de leur plaidoyer