Un texte fondamental de l’écologie profonde. À lire et à méditer, pour éviter les caricatures.

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On commencera par emprunter à Arne Naess (1912-2009) une anecdote, un de ces petits faits, presque un conte, qui n’a l’air de rien et qui dit beaucoup   .


Jouir de voir s’agiter des pattes de mouche

Dans une véranda, des enfants s’amusent à asperger des moucherons avec un spray insecticide. Ils traquent les insectes et les observent, avec un plaisir manifeste à les voir ainsi s’agiter et mourir. Pourtant, quand on leur dit : "Ces animaux, tout comme vous, préfèrent sans doute vivre que mourir", ils s’identifient alors momentanément au point de vue de l’insecte et regrettent leur acte. Comment comprendre ce changement ? Pourquoi les enfants jouissaient-ils de détruire, et presque de torturer ces insectes ? Arne Naess, sans hésiter, y voit le signe de l’aliénation spirituelle de ces enfants. Les philosophes penseront peut-être au sage Spinoza, observant des combats d’araignées   . Que penser ? La question se redouble en effet : que vaut le geste de demander aux enfants de projeter leurs sentiments dans la tête d’un insecte ? Ne fait-on pas preuve ici d’un coupable anthropomorphisme ? Naess évoque d’ailleurs ces "propriétaires de chiens pour qui le bien-être de leur animal est plus important que celui de leur voisin" : il y a là, dit-il, "le signe que l’on peut désirer le bien-être d’un animal ou d’une plante tout aussi naturellement que celui d’une personne"   . Certes, un certain anthropomorphisme, après avoir été le péché intellectuel par excellence, semble revenir à la mode   . Mais il faut aller plus loin.

D’une certaine manière, se projeter dans la tête du moucheron, c’est rejouer le geste d’Aldo Leopold qui nous demandait de "penser comme une montagne" : c’est donc prendre conscience que nous appartenons à une "communauté biotique", avec laquelle nos rapports ne sont pas seulement de prédation ou de maîtrise. Se mettre à la place de la mouche, c’est retrouver une forme d’empathie, le sentiment d’une communauté d’affection et d’émotion : or ce sentiment est profondément ancré en nous, quoique souvent oublié, recouvert, négligé.



Dépasser l’éthique


Cette situation nous permet d’entrer dans la philosophie écologique d’Arne Naess, telle qu’elle s’exprime dans son livre Écologie, communauté et style de vie. Le public français a ici accès à la traduction d’une contribution fondamentale à la pensée écologique. Fondamental, l’ouvrage Ecology, Community and Life-style, publié en anglais en 1989, traduit quasiment vingt ans plus tard en français grâce aux soins des éditions MF, l’est par l’ampleur des débats qu’il a suscités, autour de l’écologie "profonde" ("Deep ecology"), mais aussi par l’ambition philosophique générale qui l’anime. L’ensemble nous est proposé dans un volume à la beauté sobre, complété par quelques photographies et surtout, par un appareil critique utile par Charles Ruelle (traducteur français), David Rothenberg (traducteur américain et collaborateur de Naess) et Hicham-Stéphane Afeissa (philosophe, traducteur d’une anthologie sur l’éthique environnementale).

Quel est le projet de Naess ? La terminologie "éthique", si dominante aujourd'hui (bioéthique, nanoéthique, éthique environnementale, éthique animale…),  risque souvent d’enfermer la pensée et les débats dans une approche "morale" : que devons-nous, que pouvons-nous faire ? Qu’interdire ? Comment codifier nos pratiques dans le droit ? Une telle approche, pour utile qu’elle soit, accentue la dimension de l’arbitrage, qu’il soit individuel ou collectif.

C’est à bien plus qu’un arbitrage que Naess nous invite, quand il suggère de repartir de notre "expérience du monde". Ainsi, l’éthique ne doit pas être première mais dérivée. C’est en cela que Naess nous livre une véritable philosophie, mais aussi peut-être une religion, deux termes qui décrivent d’ailleurs souvent à part égale son projet. Ainsi, affirmant en 1973 le principe d’un "égalitarisme biosphérique", c'est-à-dire "l’égalité du droit [de toute créature] à vivre et à s’épanouir", droit valant pour l’humain ou le non-humain, Naess expliquait : "L’écologiste de terrain acquiert un respect profondément ancré, même de la vénération, pour les modes et les formes de vie."   Ce respect pour les formes de vie constitue une expérience fondatrice de la réflexion écologique.




Approfondir l’écologie

L’écologie doit être redéfinie — approfondie. Comme connaissance du fonctionnement des écosystèmes, elle est utile, indispensable même. Mais elle n’est alors au pire, qu’une simple constatation des faits (en Amazonie, les sols sont lessivés quand on les dépouille de leur couverture végétale, etc.), au mieux qu’une compréhension des mécanismes à l’œuvre dans la transformation des milieux. Une telle écologie, scientifique, n’a que faire des indignations ou du sentiment des violences que subirait une nature dénaturée par l’action de l’homme. C’est pourquoi Naess souligne que l’étude des processus cache "l’incapacité des sciences écologiques à dénoncer", et invite donc à développer "une approche nouvelle, dans laquelle soit comprise la nécessité de proclamer des valeurs, et pas seulement des ‘faits’"   . Arne Naess propose une transition de l’écologie à une écosophie. Dérivée de "oikos", maison, et de "sophia", sagesse, "l’écosophie est une conception philosophique du monde ou un système inspiré par les conditions de vie dans l’écosphère"   . Elle pourrait bien être un appel à "vivre plutôt que fonctionner", selon le mot que Naess employa en quittant sa chaire universitaire. "Vivre" : terme qu’il faut donc méditer, et articuler à des notions comme celle de "progrès", qui se réduit trop souvent à des statistiques sur le taux de consommation d’énergie et la mesure chiffrée de l’acquisition ou l’accumulation d’objets matériels.

Contre cela, Naess demande que l’on ré-ouvre la question de la "vie bonne" : c'est-à-dire d’une "vie bonne" qui serait "effectivement vécue comme telle". L’expérience vécue donc, au-delà des chiffres, avec certains rappels salutaires : "le PNB n’est pas une mesure du bien-être" ou bien, "PNB = Pollution Nationale Brute"   . Protestation morale, la philosophie de Naess est également politique dans la mesure où elle implique une contestation vigoureuse du capitalisme et des impératifs purement comptables de la société techno-industrielle.


Voir la nature comme on écoute une musique

C’est d’ailleurs tout le sens de l’opposition entre  "écologie profonde" et "écologie superficielle" proposée par Naess : à une "écologie" simplement préoccupée de prévenir l’épuisement des ressources ou de maintenir la santé et l’opulence, l’écologie "profonde" exige au contraire une rupture avec l’idéologie de production et de consommation et surtout un changement de perspective : cesser de chercher à comprendre "notre place dans le monde", mais prendre en vue le tout, s’ouvrir à "une vision de champ total"   . Et la philosophie de Naess ne se contente pas d’affirmer que "toutes les choses sont liées entre elles". Il en fait l’objet d’une analyse : "Comment les choses tiennent entre elles. Et qu’en est-il des choses ?"   Pour cela, il convoque la Gestaltpsychologie et son slogan "le tout est plus que la somme des parties", utilisée comme antidote contre les modèles mécanistes. La perception esthétique, d’une ligne musicale, devient le moyen de réfuter les frontières entre pensée et émotion et le modèle même de notre perception de la nature.



Nature vierge et générations à ne pas naître

Toutefois, le public français aura peut-être du mal à comprendre la pensée de Naess, d’abord en raison du décalage temporel dans la réception de l’œuvre ; mais aussi parce qu’elle prend de biais beaucoup de nos manières de penser. Pour beaucoup des penseurs français, l’idée d’une "nature vierge" ou d’une "nature bonne" face à laquelle nous serions placés paraîtra une absurdité : il n’y a pas de paysages vierges, comme l’ont rappelé avec insistance les études des historiens du paysage et des géographes. On tend aujourd'hui à ne plus penser l’Humain face à la Nature, mais au contraire, à faire la critique des dichotomies, toujours polarisées par des jugements de valeur et des relations de pouvoir. Nature/Humain, comme Homme/Femme, ou Âme/Corps, servent bien souvent d’appui et de voile, à la domination de l’un par l’autre. C’est pourquoi, au face-à-face de deux termes, on préfère la description de "collectifs" où se combinent acteurs humains et non-humains.

Face à cela, la philosophie de Naess pourra sembler désuète, insuffisamment critique, et peut-être même exhalant un possible parfum d’abjection. En effet, Naess a appelé avec insistance à ce que l’humanité s’engage dans la limitation de sa population. Prenant en quelque sorte à revers les appels à agir écologiquement ou à faire du "développement durable", qui s’accompagnent le plus souvent d’une invitation à penser aux générations futures et à leur intérêt, Naess parle plutôt de limiter ces générations futures, semblant fonder la pratique écologique sur ce qu’on pourrait appeler un souci constant des générations à ne pas naître.

On prendra la mesure de l’écart en comparant les thèses de Naess à celles de la géographe Sylvie Brunel, qui s’alarmait dans un récent pamphlet : "Est-ce qu’au nom des générations futures, le développement durable n’oublie pas trop souvent celles d’aujourd'hui, surtout lorsqu’elles ont le grand tort de faire partie des pauvres ?"     Contre une vision de l’homme "parasite", on pourrait en effet demander : qu’est-ce qui nous prouve que la terre ne peut pas supporter plus d’habitants ? le problème est-il vraiment la quantité de la population ou la manière dont nous gérons d’ores et déjà les ressources ? de qui veut-on véritablement limiter la population ? n’y a-t-il pas une dimension raciale ou géopolitique de l’appel néo-malthusien à limiter la population humaine ? La proposition de Naess sera donc rejetée : "écofascisme", dira-t-on, en se détournant.  D’où l’appel insistant à lire l’ouvrage avant de le condamner.



Un anthropomorphisme non-anthropocentrique ?

La dimension eugéniste, voire fascisante, que pourraient comporter de telles recommandations en matière de population, se dissipe en effet à la lecture. Naess l’inscrit dans le cadre d’une responsabilité particulière de l’espèce humaine, qui consiste selon lui à limiter sa quantité.

L’écosophie de Naess a un rapport complexe à la science, s’appuyant sur des données biologiques tout en rompant avec elles. Elle est biologique dans la mesure où elle s’ancre dans le profond sentiment de plaisir que nous tirons de notre communauté et de notre association avec les autres formes de vie ; mais elle est en rupture avec la biologie et proprement métaphysique dans l’affirmation de "principes" qui contreviennent manifestement aux faits biologiques : ainsi, l’égalitarisme biosphérique doit valoir en principe, même si "toute pratique réaliste nécessite que l’on tue, que l’on exploite ou que l’on réprime"   . De même, Naess prend clairement ses distances avec un éloge sans conteste de la "Nature" : "Nous avons le droit de ‘louer la nature’ au moyen de superlatifs absolus dans nos poèmes ou dans d’autres formes rhétoriques, mais pas dans notre philosophie ou en politique." Puis, prenant clairement ses distances avec le darwinisme social, le fascisme et le national-socialisme pour leur "culte illimité de la vie", il ajoute : "[…] en tant qu’écosophes, nous devons éviter de faire croire aux gens que nous disons ‘oui !’ à tout ce qui vient de la nature".  
 
La philosophie de Naess renouvelle le geste fondamental de rupture avec l’anthropocentrisme, sans pour autant sous-estimer la singularité de l’espèce humaine : on pourrait appeler cela un anthropomorphisme non-anthropocentrique. La singularité de l’humain lui donne incontestablement une place à part. Simplement, celle-ci ne doit pas s’exprimer comme droit de conquête, de maîtrise et de maltraitance, mais comme un appel à "assumer un genre de responsabilité pour sa conduite envers les autres" : l’humain  est donc central, garant d’"une prémisse du soin universel que les autres espèces ne peuvent pas comprendre ni apporter"  

 

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- "Arne Naess (1912 - 2009), fondateur de la deep ecology", par Hicham-Stéphane Afeissa.

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