Le peuplement humain de la planète pendant la préhistoire est une aventure fascinante qu’on ne connaît qu’indirectement. Les hommes qui ont franchi le détroit de Béring il y a quelques milliers d’années ne possédaient pas l’écriture, ni ceux qui ont conquis la lointaine Australie sur leurs frêles esquifs. Ce sont principalement les ressources archéologiques qui permettent de reconstituer les mouvements humains sur la planète. Mais le nombre limite de ces ressources laisse encore de nombreuses questions ouvertes. L’histoire du peuplement de la région du Pacifique, une des plus remarquables expansions de notre histoire, reste une de ces zones d’ombres. Comment l’homme est-il arrive sur ces myriades d’îles, Micronésie, Indonésie ou Nouvelle Calédonie, parsemant l’immense étendue de l’océan Pacifique? Les traces archéologiques indiquent un départ d’Asie du Sud-Est, mais elles sont suffisamment ambiguës pour être compatibles avec deux scénarios différents. La théorie du "slow boat" postule un départ il y a 17 000 ans environ avec une progression régulière jusqu’en Nouvelle-Zélande; l’autre, dite "pause/pulse", suggère que la colonisation de cette région n’aurait commence qu’il y a 5 000 ans, procédant par grandes vagues d’immigrations entrecoupées de longues pauses.  

Dans son édition du 23 Janvier, le magazine scientifique américain Science publie deux études indépendantes de nature à définitivement clore le débat en faveur de l’hypothèse d’immigration saccadée. Les trajectoires historiques qui en émergent s’accordent particulièrement bien, et soutiennent clairement le scénario "pause/pulse". L’originalité de ces études consiste à avoir reconstitué la phylogénie du peuplement pacifique en se basant sur les différences entre les populations qui l’occupent aujourd’hui, et non pas sur des traces archéologiques. Mais le plus remarquable est la nouveauté de leur approche de la préhistoire humaine : l’une se base sur une analyse mathématique des langues parlées dans les îles du Pacifique, et l’autre sur la génomique de bactéries symbiotiques trouvées dans les estomacs des hommes qui peuplent ces îles !

Les langues, comme les espèces vivantes, changent et évoluent avec le temps. Plus le temps qui sépare deux espèces vivantes de leur dernier ancêtre commun est grand, plus les différences (morphologiques ou moléculaires) sont grandes. De façon similaire, les différences entre langues (leurs mots ou leurs sons) grandissent avec le temps qui les sépare de leur dernier ancêtre commun. L’équipe de Gray a reconstitué l’histoire évolutionnaire des peuples du Pacifique en se basant sur les différences entre 400 des langues qu’on y parle aujourd’hui. Parallèlement, l’équipe de Moodley, Linz et Yamaoka a appliqué la même méthode à plus de 100 souches de la bactérie Helicobacter pylori issues des estomacs d’individus peuplant aujourd’hui le Pacifique. L’histoire de ces bactéries et de ces langues, est aussi celle des peuples qui les ont portées et parlées.

Les deux équipes arrivent aux même conclusions sur le peuplement du Pacifique, tranchant en faveur du scénario "pause/pulse". Mais surtout, les deux études décrivent avec une grande précision le même cheminement des hommes sur l’océan Pacifique. L’expansion a commencé à Taiwan il y a 5 200 ans et fut suivie d’une première pause. Puis une vague de migration dispersa la population jusqu’en Micronésie, il y a environ 3000 ans. Une seconde pause marqua la fin de la colonisation de l’ouest de la Polynésie, il y a 2800 ans. Un dernier grand mouvement d’immigration, il y a 1500 ans, acheva d’amener les hommes en Polynésie centrale et de Polynésie de l’Est. Ces visions convergentes de la préhistoire humaine provenant de deux sources si différentes est remarquable. Les techniques génomiques et l’avènement de larges bases de données regroupant le savoir accumulé pendant des siècles par des historiens et linguistes promettent de grandes et importantes avancées dans la compréhension de notre passé. Nous sommes le produit de notre histoire : elle se lit dans nos gènes, dans nos mots, et dans nos estomacs


Languages Phylogenies Reveal Expansion Pulses and Pauses in Pacific Settlement
– RD Gray et al. Science 323, 479 (2009) ; DOI 10.1126/science.1166858 ;
The Peopling of the Pacific from a Bacterial Perspective – Y Moodley et al. Science 323, 527 (2009) ; DOI 10.1126/science.1166083 ;
 

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- Jean-Jacques Hublin, Bernard Seytre, Quand d'autres hommes peuplaient la terre. Nouveaux regards sur nos origines (Flammarion), par Jérôme Souty.