Un ensemble d’études alarmistes mais peu pertinentes sur les utopies urbaines produites par le néolibéralisme.
Un article récent paru sur Nonfiction a souligné l’apparente contradiction entre une crise économique mondiale dont on ne perçoit pas les limites et la bonne santé de l’édition liée aux ouvrages de critique sociale ou politique. Ce constat est validé si l’on prend l’exemple de la jeune maison d’édition Les prairies ordinaires, qui a déjà publié en peu de temps une vingtaine d’ouvrages dont la thématique principale est justement la critique du néolibéralisme et de la mondialisation, via la traduction notamment de nombreux ouvrages états-uniens.
Parmi les auteurs de ces critiques, un certain Mike Davis s’illustre par le nombre de livres qui y ont été publiés. À ce titre, on peut imaginer que critique sociale et recherche d’une visibilité éditoriale ne sont pas antinomiques. En effet, l’auteur du best-seller City of Quartz jouit d’un capital symbolique non-négligeable auprès des mouvements altermondialistes, mais fait grincer bien des dents dans le domaine de la recherche scientifique. Dans cet ouvrage paru au début des années 1990, l’iconoclaste et inclassable Davis voyait en Los Angeles l’incarnation et le modèle urbains pour le reste du monde de l’enfer inhérent au néolibéralisme triomphant. Son approche était clairement néomarxiste, utilisant notamment parmi ces outils d’analyse les notions de luttes de classe et de taux de profit pour rendre compte de l’organisation post-moderne de ce monstre urbain.
Mais Mike Davis, et c’est important, s’est attardé depuis ce succès éditorial davantage à la dimension mondiale des conséquences du rouleau compresseur néolibéral. C’est dans cette perspective que s’ancre son dernier ouvrage. On peut même avancer qu’il s’agit du pendant "ghetto du gotha" mondialisé, pour paraphraser les époux Pinchon, à un des ouvrages précédents de Davis sur la forme urbaine devenue majoritaire, en l’occurrence les "bidonvilles" abordés dans l’alarmiste Le pire des mondes possibles . Mais une différence de taille est à souligner : cet ouvrage est un ensemble d’études dirigées par Mike Davis et un spécialiste des questions militaires, Daniel Monk.
La ville post-moderne comme caisse de résonance de la violence du néo-capitalisme
Treize articles cherchant à rendre compte des "logiques spatiales du néocapitalisme" , au travers de onze villes : voici l’ambition de cet ouvrage. Le ton si polémique et caustique qui fait la "touche Davis" est donné dès l’introduction. D’après ce dernier, la surface de la terre voit l’épanouissement croissant et rapide de "paradis monstrueux", "archipels clinquants du luxe utopique", dont Los Angeles resterait "l’idéal fantasmagorique mondial" . De surcroît, ces nouvelles formes urbaines produites par le néocapitalisme globalisé marqueraient la fin de l’histoire urbaine, car elles apparaissent comme non viables, socialement et écologiquement parlant. Ainsi, et on y reviendra par la suite, la dimension plus politique que scientifique de ces études est mise en exergue dès l’introduction.
Les études proposés dans Paradis infernaux s’intéressent donc aux différentes manifestations architecturales et urbaines du néocapitalisme triomphant, depuis le Mall américain, véritable ville commerciale privatisée, jusqu’à Kaboul, pur produit d’un "capitalisme du désastre" pour reprendre Noami Klein, en passant par la vieille Europe (Paris) et la nouvelle (Budapest), et bien sûr le Moyen-Orient. De prime abord, le lecteur a l’impression que ces différents articles visent à constituer une sorte d’"idéal-type" de ces paradis infernaux, par l’accumulation de traits spécifiques mais complémentaires apportés par ces études. Avant d’aborder ces spécificités, évoquons la notion centrale dans cet ouvrage, celle de "gated communities", popularisée par Davis dans son City of Quartz, et plus généralement le concept d’"enclave urbaine".
Si les formes de ghettoïsation les plus médiatisées restent celles, subies, des populations pauvres et ethniquement minoritaires, les analyses présentes dans cet ouvrage montrent au contraire à quel point les populations les plus riches s’approprient, transforment et refondent le territoire urbain selon leurs intérêts, à partir de schémas très proches quelles que soient les régions. Franco d’Eramo ouvre le bal en montrant comment les États-Unis restent un modèle pour ces fantasmes urbains, et ce par l’étude de deux produits de la privatisation de l’espace : le centre commercial (le Mall) du Minnesota et la gated community de l’Arizona, où règnent l’entre-soi, la fin de l’espace public et la peur de l’autre. Au travers du cas iranien, et son oasis californienne réalisée ex nihilo à Arg-e-Jadid, puis du cas hong-kongais, qui voit l’apparition d’un quartier résidentiel nommé "Palm Spring" proposant à ses habitants (classes moyennes supérieures acculturées) de vivre dans un simulacre de Californie, c’est donc l’enclave urbaine et la ségrégation urbaine consécutive qui constituent le trait d’union à l’ensemble de ces études.
Mais les utopies spatiales créées par et pour ces populations profitant des inégalités produites par le néolibéralisme produisent des phénomènes propres aux contextes politiques et culturels locaux. L’exemple de Johannesburg est à ce titre intéressant : Patrick Bon présente dans son étude consacrée à la capitale sud-africaine "l’aridité néolibérale", c’est à dire la traduction des logiques socio-économiques inégalitaires dans l’accès à l’eau, qui devient alors un "critère de différenciation fondamentale" entre ghettos pour riches et townships miséreux, résultant de la privatisation et de la marchandisation de l’or bleu (grâce à Suez notamment), aux conséquences sanitaires, écologiques mais aussi sociales dramatiques. Les villes sud-américaines sont à l’honneur dans cet ouvrage, puisque y figurent Managua, capitale du Nicaragua, et Médellin, deuxième ville colombienne. Evoquons le premier cas. Les élites urbaines, profitant d’un terrible tremblement de terre, restructurent la capitale pour y favoriser un développement séparé en enclaves, faisant de cet ville un espace "délocalisé". L’élément central de cette privatisation-délocalisation de Managua est la création d’un "réseau routier fortifié" qui traverse les quartiers pauvres sans les relier au reste de la ville, afin d’assurer un déplacement sécurisé des plus aisés.
Mais ce sont les études urbaines de Pékin, de Kaboul et surtout de Dubaï qui permettent de prendre la mesure des nouvelles configurations métropolitaines engendrées par le néolibéralisme. Kaboul est dépeinte telle une nouvelle Babel, où l’esthétique et l’organisation urbaines relèvent d’un syncrétisme "schrizophrène d’une société déchirée par la guerre" . La ville est en effet "reconstruite" selon des canons occidentaux, mais empruntant au modèle militaire de "zones", où les chefs de guerre afghan établissent leur pouvoir autocratique et mafieux.
La capitale de l’ultracapitalisme débridé et autoritaire, Pékin, est à l’image du pays, c’est-à-dire parmi les villes les "plus polarisées du monde" . Elle est l’incarnation d’un néolibéralisme esthétique qui vend une image, celle bien sûr d’une ville grandiose où ont eu lieu les Jeux Olympiques précédents. L’auteur y fait le bilan des coûts sociaux et urbains de cette "vitrine de l’avant garde architecturale" , et souligne ainsi toute la violence occultée qu’engendre ce système socio-économique dans un pays dirigé d’une main de fer.
Mais c’est surtout l’étude de Mike Davis lui-même qui est peut-être la plus élaborée. Il s’agit en réalité de la réédition d’un article déjà paru sous la forme d’un ouvrage aux Prairies ordinaires, et déjà chroniquée dans ces colonnes de Nonfiction. Les fantasmagories urbaines les plus absurdes voient ainsi le jour à Dubaï. Véritable quintessence de l’utopie capitaliste faite ville, Davis y voit "la rencontre d’Albert Speer et de Walt Disney sur les rives de l’Arabie" : cette phrase résume parfaitement toutes les contradictions de ce simulacre de ville, pur espace de consommation pour une élite mondiale, n’hésitant pas à faire des ouvriers asiatiques de véritables serfs modernes, fricotant aussi bien avec les mouvements islamiques qu’avec l’armée américaine, ville, enfin, dirigée par la dynastie El-Maktoum qui administre son pays comme une multinationale.
Un ensemble d’analyses inégales et souvent peu pertinentes
Si la démarche de Davis, qui consiste à voir dans les villes une caisse de résonance des contradictions du néolibéralisme tout puissant n’est pas en soi critiquable dans la mesure où l’histoire urbaine a depuis longtemps mis en évidence l’importance de l’étude de la ville pour cerner les évolutions sociales, de nombreux points noirs sont à signaler.
De prime abord, on ne peut pas occulter un aspect majeur de cet ouvrage collectif : l’inégale qualité des articles, et surtout leur manque de pertinence. Par exemple, l’article de Daniel Monk porte sur un thème qui semble de prime abord fort intéressant : celui de la déterritorialisation des "rives du Styx", autrement dit de la mort, en raison de la forme prise par la guerre contemporaine. Disons-le tout de go, l’article est quasi-incompréhensible ; l’auteur y fait étalage de son savoir ésotérique en abusant d’une phraséologie pompeuse.
Plus globalement, nombreux sont les articles qui n’apportent pas grand chose à cette problématique urbaine. Le travail de Judith Botnar sur Budapest est creux et forcé, celui sur Médellin semble avoir oublié l’objet de l’ouvrage collectif. L’archétype de l’article qui semble avoir été rédigé à la va-vite et qui est au final sans grand intérêt est celui d’Eric Hazan . L’auteur brosse superficiellement le portrait d’un Paris qui ne serait pas menacé, comme le pensent les sociologues urbains, par la gentrification, mais par une forme d’"apartheid" (sic), véritable "purification ethnique et de classe" (re-sic). Hazan n’analyse en rien le cas parisien, se fait polémiste et use de propos bien trop péremptoires pour emporter l’adhésion. Dommage, il y avait pourtant matière à réaliser une étude fort intéressante.
Plus généralement, les articles portant sur ces "paradis infernaux" sont avant tout des critiques radicales qui n’apportent aucune information nouvelle. Si les références au "mentor" Davis sont redondantes et parfois gênantes, les travaux universitaires, pourtant nombreux dans ce champs scientifique, ne semblent pas avoir été une préoccupation pour cette dizaine d’auteurs. Sauf peut être pour Mitchell et son l’analyse du Caire .
Sous leurs oripeaux de sciences sociales, ces études polémiques ne mobilisent que des données tirées d’Internet et de quelques articles de presse ; c’est dire leur vacuité scientifique.
Et que dire du manque d’entretiens auprès des acteurs de ces nouvelles logiques spatiales ? Qu’en est-il des représentations, du vécu des habitants de ces quartiers ? Pourquoi ne pas définir les outils conceptuels utilisés, et en premier lieu la notion de néocapitalisme ? Le dossier est bien trop à charge pour être sérieux. Et les références intellectuelles à Marx, Bourdieu ou encore Benjamin soulignent justement à quel point, paradoxalement, l’analyse de ces territoires est elle-même déterritorialisée : loin de toute rigueur scientifique et du terrain proprement dit.
Les villes hallucinées : une démarche contestable qui interroge les finalités de la critique radicale
À ce titre, Davis n’a par exemple jamais mis les pieds à Dubaï. Certes cela n’empêche pas certains auteurs de réaliser des analyses fines. Mais n’est pas Marcel Mauss qui veut. Et à ce titre, le projet initial de cet ouvrage, montrer la fin de l’histoire urbaine par la concrétisation d’utopies libérales, afin de constituer des outils de lutte, est bien militant et non scientifique. Ce projet s’avère ici assez déroutant quand on mobilise des auteurs comme Trotsky dans l’introduction
Plus généralement, ce genre d’ouvrage pose la question de l’inflation actuelle d’ouvrages critiques, véritables colosses au pied d’argile. Certes les lecteurs déjà familiarisés avec le "style Davis" seront un public de choix pour cette production. Mais capitalisant sur son image d’auteur iconoclaste, ce genre d’ouvrages ne peut qu’occulter au contraire les travaux de sociologues et d’historiens urbains, relevant d’une démarche scientifiquement validée, surtout dans la mesure où il ne fait preuve d’aucune vulgarisation.
Au final, à la lecture de ces Paradis infernaux, un malaise se fait ressentir : la sensation d’un travail bâclé, peu sérieux, au profit d’un projet trop politisé. Le contexte actuel est bien trop complexe et difficile pour ne pas tomber dans un discours outrancier, qui n’aide en rien à sa compréhension