Frédéric Depétris analyse les relations complexes de l’État et des professionnels du cinéma sur fond de négociations internationales.  

Si les politiques publiques conduites en faveur du cinéma sont au cœur des tensions qui opposent une certaine conception de l’œuvre à la régulation par le marché, c’est qu’elles traduisent la classique ambivalence d’un art qui, "par ailleurs", se trouve être une industrie. Au temps des mythologies fondatrices du septième art, ce "par ailleurs" mercantile a pu être considéré avec distance. Mais il a pris une telle ampleur du fait du processus de mondialisation et de l’essor de la télévision qu’il n’a pu être ignoré par l’État sous peine de voir le cinéma devenir "par ailleurs", et très marginalement, un mode de création artistique, au profit de sa dimension commerciale.

C’est afin de surmonter cette aporie et légitimer dans les instances internationales un autre regard porté sur l’œuvre cinématographique, qu’a été élaboré le concept d’ "exception culturelle". Frédéric Depétris en dresse la généalogie dans cette ambitieuse fresque de sciences politiques qui nous entraîne de la genèse du cinématographe dans les foires, placé sous un régime de contrôle de police administrative, à l’adoption, à l’initiative de la France, de la convention sur la "diversité culturelle" à l’UNESCO, entrée en vigueur en 2007. L’auteur ne se borne pas à proposer un catalogue raisonné des politiques publiques. Son approche, plus ample, est celle d’une analyse précise de l’évolution des relations entre l’État et le monde du cinéma depuis la Troisième République.


Les répercussions économiques de l'innovation technique

L’auteur observe ainsi que, dès les premières heures du cinéma, l’innovation technique a entraîné de profondes mutations sur son économie et, partant, sur les politiques publiques. L’invention du cinéma parlant a ainsi été un facteur de déclin du cinéma français en ce qu’il a provoqué une forte croissance des coûts de production (tournages en studio, professionnalisation des compétences…) et restreint les zones de diffusion par l’effet de leur cantonnement aux bassins linguistiques de production des films. D’où un effet de ciseaux qui pénalisera durablement le cinéma français par rapport à son concurrent américain.

Il en résultera, des années trente jusqu’au lendemain de la guerre, l’organisation de la profession sur un registre défensif, marqué par une rhétorique anti-américaine dénonçant sans relâche les accords Blum-Byrnes et invoquant un cinéma de "qualité" pour légitimer ses comportements corporatistes. La puissance des syndicats professionnels aura un impact sans équivalent sur les politiques publiques et l’organisation administrative. Créé en 1946, le Centre national de la cinématographie, établissement public administratif, est une direction générale fortement liée aux professionnels. Les attributions du directeur général seront jugées exorbitantes : ce dernier est le seul à détenir à la fois un pouvoir réglementaire et de sanction. Il faudra attendre les années 60 pour que le ministère de la Culture se réapproprie la définition des politiques publiques, à la faveur d’une révolution symbolique.

Vers un cinéma d'auteur

L’apparition de la cinéphilie et du concept de cinéma d’auteur ("Autrefois le cinéma était une distraction. On le considère aujourd’hui comme un art" annonce Merleau-Ponty dans L’Écran Français, en 1945) imposera une nouvelle définition du cinéma. Cette reconnaissance de la dimension artistique du cinéma a été rendue possible par le renoncement à une conception "substantialiste" de l’œuvre d’art au profit de l’interprétation esthétique qui en sera faite. Les revues ont joué un rôle déterminant, notamment les Cahiers du cinéma, dans ce processus de légitimation culturelle qui fournira le fondement des politiques mises en place par le ministère Malraux en 1959. C’est en effet avant tout l’artiste que l’État cherchera à soutenir par l’introduction de l’avance sur recettes.

La promotion de ce cinéma d’auteur n’est toutefois pas seulement une révolution symbolique. Elle entraînera également une révolution technique et esthétique (tournage en décor naturel, déclin des studios…) et une nouvelle économie des films tournés à petits budgets. Elle permet également d’affirmer la nature d’une nouvelle politique culturelle visant à restaurer un lien direct entre le peuple et les élites et rompant avec la traditionnelle politique des Beaux-Arts.

Une fois admis le rôle de l’État en tant qu’acteur légitime pour intervenir dans le domaine artistique, un régime d’aides à l’industrie du cinéma va se développer pour répondre à la crise de fréquentation des salles. Des quotas de diffusion de films français et européens sur les chaînes de télévision sont également mis en place. Mais les aides à la production se polarisent autour des films "à grand spectacle" d’un côté, afin notamment de soutenir le réseau de distribution des salles, et, de l’autre, des films d’auteurs de plus en plus confidentiels. Cette politique bipolaire se fera au détriment des "films du milieu", c'est-à-dire ceux précisément qui s’efforcent de conjuguer une ambition artistique et populaire et dont les budgets sont d’un niveau intermédiaire.

 

Une politique de soutien

Parallèlement, les politiques publiques tentaient de résister aux instances communautaires souhaitant démanteler les systèmes d’aide nationaux supposés fausser la concurrence entre les cinématographies européennes. L’auteur décrit l’originalité d’un processus ayant conduit la profession à redéfinir son rapport avec l’État en se réappropriant le modèle libéral par la définition du "référentiel" de l’exception culturelle à l’occasion de l’adoption sur la directive Télévisions sans frontières (TSF) en 1989 et lors des négociations de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) (Uruguay round conclu en 1993). L’auteur prolonge ensuite son étude par l’analyse de ce processus lors des cycles de négociations à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), à l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) et à l’Organisation mondiale du commerce (Seattle et Doha) ayant fait de l’exception et de la diversité culturelle un enjeu de la diplomatie française.

Concentrant ainsi son étude sur la nature de la relation entre l’État et une profession aussi puissante qu’inquiète, l’auteur de l’ouvrage constate pourtant que l’institutionnalisation des politiques de cinéma ne résulte pas seulement des actions de lobbying d’une corporation structurée, mais également d’enjeux symboliques et politiques perçus comme tels par l’opinion. Mais cette constatation doit-elle tenir lieu de caution ?

C’est en effet le regret que l’on peut avoir à la lecture de l’ouvrage de l’auteur qui ne se risque pas à une tentative d’évaluation des politiques du cinéma depuis la fin de la Nouvelle vague, de leur efficacité au regard des objectifs fixés, et qui ne se prononce pas sur la pertinence de l’allocation des ressources en dépit d'interrogations de la profession elle-même (récemment exprimées par le "Club des 13" à l’initiative de Pascale Ferran). De même, s’il ne manque pas de souligner le rôle croissant de la télévision dans le financement cinéma, il n’en tire aucune conséquence en termes de création. Son étude demeure ainsi davantage une synthèse universitaire avisée qu’un essai critique