Une étude sur l'intime, qui n'est pas l'espace du privé, mais celui où peuvent s'élaborer les transformations de la sphère publique.

À l'ère du storytelling et des spin doctors, il n'est pas difficile de constater que la politique est devenue une vaste entreprise de "communication" dont le modèle est celui de la publicité commerciale. Il s'agit de nous vanter les qualités et les mérites personnels d'un prétendant aux fonctions publiques : l'exhibition de la "vie privée" a pris le pas sur les problèmes politiques réels et partagés par tous les citoyens. "Les politiques nous entretiennent d'eux-mêmes, en partie pour ne plus avoir à parler de nous."  

Ce livre veut circonscrire l'origine d'un sentiment : celui de subir une offense politique. Nous le ressentons chaque fois que les hommes et femmes politiques contemporains mettent en scène leurs vies sentimentales pour nous persuader qu'ils feront de bons représentants de nos intérêts – parce qu'ils sont sensés nous ressembler en nous montrant qu'ils ont peu ou prou les mêmes problèmes affectifs que nous. Pourquoi sommes nous "offensés politiquement"   quand, par exemple, "le président de la République a choisi Disneyland pour porter à la connaissance du public sa nouvelle relation amoureuse"   ?

Citoyens d'une démocratie moderne, nous souffrons du fait que cette instrumentalisation de l'intime à des fins de réussite électorale apparaît comme une menace pour la démocratie elle-même. Il s'agit alors de se demander avec l'auteur ce qu'est l'intime "pour que la démocratie elle-même se trouve fragilisée par son dévoiement ?"   , en tâchant de comprendre "quelle forme d'alliance singulière s'est nouée dans la modernité entre la liberté expérimentée dans les rapports personnels et celle du citoyen"   .


L'intime n'est pas une "force anti-politique"    

L'objet de cet ouvrage est de démontrer que la préservation de l'intime est une nécessité politique pour les démocraties modernes, c'est-à-dire "sensibles"   , au sens où, contrairement à la démocratie athénienne qui ne reconnaissait pas de légitimité politique aux expériences qui s'élaborent à l'abri du regard public au sein de la sphère domestique, celle privée de l'oïkos, la démocratie moderne, née avec les Lumières   , accorde une dimension politique aux sentiments intimes. Celle-ci en effet, parce qu'elle est fondée sur l'égalité juridique des citoyens, comporte nécessairement le projet de réparer les injustices sociales que la sphère intime peut aussi abriter en son sein, lestée par le poids des traditions et du passé. Le cas du féminisme fonctionne ici comme un exemple qui a valeur de paradigme : c'est bien à partir de la sphère intime, cachée au regard de la sphère publique, que le combat pour l'égalité juridique et politique  des femmes et des hommes a été mené. Pour obtenir le statut de citoyen à part entière et avoir ne serait-ce que le droit de voter, les femmes ont dû d'abord remettre en question les hiérarchies et les rapports de domination à l'œuvre dans le cercle intime des relations familiales   .



L'intime a donc quelque chose à voir avec le politique. L'auteur montrera au cours de l'ouvrage qu’il ne s'oppose pas tant au politique et donc à la sphère publique, qu'à celle du privé qui régit les échanges économiques entre les hommes.


Sortir du confort des logiques binaires


Il s'agirait donc de remettre en cause "la géographie convenue des sphères de l'expérience humaine"   . L'intime n'étant pas le privé, il interdit de "réduire l'expérience humaine à la dualité du privé et du public". Si la démocratie "sensible", non abstraite, est bien ce système auquel je donne le droit de me transformer – par la prise de parole en public, par le dialogue avec les autres et donc le souci du monde et non plus simplement du Moi – alors la possibilité de l'intime doit être préservée parce que c'est à partir de ce lieu – et non à partir de la sphère privée – que s'initie le processus de reconnaissance de ma liberté dans celle de l'autre, par l'amour notamment,  mais aussi dans les liens familiaux et ceux de l'amitié   .

Comme le voyait déjà Hegel, la liberté politique a la même définition que l'amour : "être auprès de soi dans l'autre", que cet autre soit l'être aimé avec lequel on se retrouve – dans les deux sens du terme – et avec lequel "on refait le monde" ou bien l'institution publique qui me permet de m'affirmer comme citoyen et dans laquelle je peux me reconnaître comme un individu libre, dans l'extériorité qu'elle demeure pourtant pour moi. Pour Hegel   , la liberté est donc "ce qu'il y a de plus intime, et c'est à partir d'elle que s'élève tout l'édifice du monde de  l'esprit", ceci parce qu'être libre ce n'est pas être propriétaire de soi ni être le gestionnaire de son Moi - sur le modèle managerial que reprennent la plupart des hommes politiques actuels qui se mettent en scène et instrumentalisent l'intime – mais bien accepter de se perdre dans l'autre (l'être aimé, l'ami ou les institutions politiques) pour espérer s'y retrouver, transformé et changé.


La privation de l'intime est une privatisation

C'est bien alors la confusion des deux termes – l'intime et le privé – qui conduit aux dérives contemporaines consistant à réduire l'intime au privé, c'est-à-dire à présenter les liens affectifs tissés à l'abri du regard public comme des liens relevant du droit privé, qui régit les échanges économiques par lesquels deux Moi privés, atomes sociaux propriétaires d'eux-mêmes et de leurs objets entrent en relation en contractant. "S'il y a ''privation'' de l'intime, elle procède de sa ''privatisation'', c'est-à-dire de sa réduction au statut de performance subjective."



L'intime est fragilisé, et la démocratie avec lui, dès lors qu'il est colonisé par les logiques marchandes de la sphère privée qui présentent, sur le modèle managerial, le Moi individuel comme le propriétaire de ses qualités et de ses sentiments. Ce fantasme de transparence et de contrôle de soi est l'apanage de l'idéologie néo-libérale qui réduit toutes les dimensions de la vie humaine au calcul et à la maîtrise des rapports de son Moi à celui des autres. Ce "projet" est une utopie au sens abstrait, c'est-à-dire négatif, du terme   . Les sites de rencontre et les blogs sur Internet fonctionnent comme la parfaite illustration de cette utopie "négative" : les "profils" de ces sites sont bien des "Moi" virtuels et fantasmés en ce qu'ils renvoient à cette illusion de la totale compréhension de soi et d'un accès à une transparence absolue concernant sa propre vérité. Cette illusion de contrôle et de maîtrise qui renvoie à une fausse idée de ce qu'est l'authenticité pour un individu   est détachée de la réalité en ce qu'elle se rend aveugle au risque et à l'incertitude qui accompagnent toujours les "vraies" rencontres.

L'intime quant à lui est une utopie positive, ceci parce qu'elle est "vécue" : "La critique émane du monde vécu en tant que ce dernier est porteur d'exigences normatives inhérentes."   Il y a bien une rencontre de deux être réels qui acceptent d'une certaine manière de se déposséder d'une part d'eux-mêmes pour former à deux une réalité nouvelle qui a ses propres lois, que celle-ci soit une famille, un couple, ou tout simplement un rapport d'amitié.    


Une "utopie réaliste"


L'intime apparaît alors comme le lieu où s'élabore la possibilité d'une critique de la société   . Il n'est donc pas un "hors-lieu" (utopos) mais bien au contraire permet un "vivre-ensemble"   au sens où les jugements qu'il permet d'élaborer en fonction des ses propres exigences normatives à l'égard d'une société donnée apparaissent comme la possibilité d'un progrès pour celle-ci. Rappelons-nous de l'exemple du féminisme ou encore du droit conquis par les homosexuels d'apparaître en public et de revendiquer des droits sociaux similaires à celui des couples hétérosexuels. Les rapports intimes sont alors politiques en ce qu'ils permettent, par le débat et les combats incessants qu'ils promeuvent, de bouleverser les états de faits en portant sur ceux-ci un regard critique. Ainsi l'état amoureux, par exemple, "installe le sujet à la marge du monde en sorte qu'il peut le regarder sans y participer. Dans la mesure où elle suspend toutes nos croyances relatives au monde social (hiérarchies, mondanités, rapports de force), cette réduction est aussi un moyen d'accéder à un point de vue inédit sur le réel. L'intime n'est donc pas tant la fuite hors du monde qu'une manière de se rapporter à lui sur un autre mode que celui de l'adhésion  naïve."  



Si une démocratie est plus que la somme des individus propriétaires, la préservation de l'intime est alors un objectif politique   car aimer traduit toujours aussi une aspiration à être libre. En ce sens, l'amour et le regard critique qu'il permet de porter sur notre société révèlent aussi aux citoyens que nous sommes que le progrès social ne doit pas seulement être évalué à l'aune de critères économiques. Si l'intime est  "l'emblème d'une exigence de progrès qui ne se limite pas à la sphère économique"   c'est bien parce que le rôle d'une démocratie moderne est aussi celui de nous rendre conscients que avons besoin des autres pour nous connaître, et ainsi, de "thématiser le fait que  nos désirs nous appartiennent et qu'ils nous échappent"