Le livre de chevet d'Obama qui parle du leadership américain dans notre futur post-américain.

* Notre photo : Barack Obama photographié à son arrivée durant la campagne présidentielle en train de lire l'ouvrage de Fareed Zakaria, The Post-American World. Cette photo a suscité un large débat dans la presse américaine (Photo originale, inédite en France).

 

 

Fareed Zakaria, talentueux éditorialiste de Newsweek International et déjà essayiste à succès (The Future of Freedom, Norton & Co, 2007), livre dans The post-American World (Norton & Co) une vision du monde qui vient. Écrit avant la crise, ouvrage dont le lecteur le plus célèbre est peut-être le Citizen Obama en campagne et bras de chemise, c’est déjà un indémodable, un témoignage de la conscience d’une période charnière.

Après-crise ou pas, The post-American World procède d’un souffle qui repose sur trois piliers. Une lecture ample de l’histoire, un point de rencontre souvent précis entre ce qu’est la politique, l’économie et la culture, enfin l’intelligence d’une ambiguïté des termes. Ce "post" est tout sauf la césure d’un après ; ce livre ne parle pas d’une Amérique en déclin, loin s’en faut. Il dépeint, après la "montée de l’Occident" ou de "l’Ouest" ("the rise of the West"), un thème déjà popularisé dans la littérature anglo-saxonne : la montée du "reste" ("the rise of the Rest"). Son apport est d’en tirer le paradoxe suivant : l’essor de "tout le reste" n’est pas le déclin de l’Amérique, la modernité à venir "non-occidentale" restera marquée par l’histoire de l’Occident qui l’a mise en place, le "lieu" Amérique sera sans doute l’un des creusets les plus actifs de ce nouveau monde. C’est en tout cas l’ambition qu’il souhaite à ce pays : dépasser et prolonger sa mission de globalisateur du monde en un destin de pays qui sera global ou ne sera plus.

Le monde post-américain de Fareed Zakaria est conjonctif, sera un monde largement d’après l’Amérique, comme la théorie post-coloniale ou la post-modernité se nourrissent de leurs bases historiques plus qu’elles ne les oblitèrent. Notre auteur, né à Bombay dans un monde alors post-colonial anglais, qui décrit sa fascination pour une Amérique dans laquelle il a réussi au-delà de tout espoir, ne liquide pas l’Amérique mais plutôt veut lui prédire un destin continué par les élites globales qu’elle y accueille et y forme. Ce post est sans doute la subtilité de l’argument qui fait en filigrane la force de l’ouvrage, qui en tout cas pose une thèse du monde américain très fertile, même si ici et là la thèse souffre quelques approximations… et l’hypothèse finale n’est rien moins qu’un optimisme avoué. Un livre, d’écriture souple cela va sans dire, certes à débattre, mais un livre à d’abord saisir dans son ampleur. Thèse et hypothèse, revue de détail.

Simplement découpé en sept chapitres, il faut en réalité voir trois temps dans cet ouvrage. Qu’on nous permette de les appeler ici respectivement le temps du monde, le temps des dés-alignements, le temps de la (post)-Amérique.

 

Le temps du monde

Le monde de 2008 demeure fasciné par les chiffres économiques et plus encore commerciaux. Après un premier chapitre en courte scansion des "plus grands" et "premiers" du monde (centres commerciaux, fortune, casino, centre financier, industrie cinématographique en nombres de film, etc.), qui ainsi choisis ont tous récemment déserté l’Amérique, Fareed Zakaria expose dans les chapitres 2 et 3 une genèse des caractéristiques essentielles, économiques et culturelles, du monde moderne tel que nous l’avons connu, c’est-à-dire occidental, et de sa contestation contemporaine par le reste du monde. La Chine et l’Inde – puisque c’est d’elles qu’il s’agit, ces chapitres les nomment – n’ont d’abord historiquement pas connu selon Zakaria de modernités alternatives. Premier temps, la modernité y a fait irruption avec éclat fracas, souvent avec dégâts mais toujours de manière irrémédiable, avec l’Occident.

 

 

Ces mondes, selon Fareed Zakaria et les historiens sur lesquels il s’appuie, n’auraient pas connu d’innovations techniques qui auraient perduré grâce à des innovations institutionnelles ; quand les premières ont – rarement – existé, les dernières ont manqué. L’Occident, lui, n’est pas accidentel ; son ressort profond fut l’invention de la productivité, ou prééminence donnée au rapport entre résultat et effort humain consenti ; le petit Occident n’avait alors plus à craindre les réalisation titanesques mais dispendieuses des empires asiatiques lointains, le temps allait faire œuvre cumulative pour l’Occident quand le pouvoir despotique d’un empereur de Chine pouvait commander au temps de faire marche arrière.

Cette évocation s’appuie dans le livre de très belles pages tirées de l’histoire maritime, qui fut et demeure le lieu primordial de la mondialisation. Mais, et c’est le second temps de l’histoire, les élèves ont appris ; la modernité-productivité a fait son œuvre, l’Occident a des compétiteurs. Histoire connue, mais Fareed Zakaria rappelle avec talent que sur le temps long politique, économique et technologie se co-déterminent ; si les deux dernières passent de manière croissante au Sud, le "reste" s’intégrera bien dans le système-monde, mais de plus en plus selon ses propres termes et conduira à changer ce système, à y imprimer sa marque.

 

Le temps des dés-alignements

The post-American World dépasse ici le débat usuel entre des volumes et montants impressionnants, d’une part, et des développements "moyens" toujours faibles, d’autre part. L’argument le plus élégant introduit par l’auteur est que ces deux économies, une fois dans le système mondial, en produisant moins cher agissent comme deux "déflateurs" ou pompes à aspirer le risque d’inflation.

Ceci conduisant à ce que le livre nomme les "problèmes de l’abondance" (the problems of plenty) : dette environnementale, surliquidités. Voilà de quoi relire l’immense accumulation de liquidités puis de sur-liquidités de l’avant-crise, voilà de quoi repenser la fantastique et inégalée accumulation spéculative. Ici sont les sources émergentes du grand jeu de rebattage des cartes qui se déroule actuellement, les solutions étant nécessairement dans la coordination proprement politique au sein de l’Asie et avec l’Asie… autour de l’Asie. Le monde post-américain n’est en ce sens pas infirmé par la crise, la thèse est robuste, même si pour un passage de plusieurs pages le livre tente de pousser l’argument plus (trop ?) loin par une discussion confuse de la culture et un amalgame assez contradictoire avec le reste du livre, entre modernisation contemporaine et occidentalisation. Mais l’essentiel est l’avènement d’un monde politiquement "hybride". L’enjeu pour l’Amérique face à un tel bouleversement (et au passage face à une Europe et un Japon engagées "sur un déclin démographiquement déterminé") ? De ne pas prendre le risque, ayant globalisé le monde, de rater sa globalisation propre. Le reste du livre tente de convaincre le lecteur américain ou le décideur américain moyens que l’autre est bien là, puis que l’Amérique doit savoir tenir sa place en la réinventant.

Les chapitres 4 ("The Challenger") et 5 ("The Ally") répondent assez clairement aux thèses – en réalité déjà en déclin – des néo-conservateurs américains, qui verraient bien dans ces rôles respectifs la Chine et l’Inde. Les lecteurs français apprécieront l’ouverture autocritique d’un observateur interne-externe : "il se peut que les Américains admirent la beauté, mais ils sont réellement envoûtés par  l’ampleur". "Les Européens préfèrent la complexité, les Japonais le minimalisme. Mais les Américains aiment la taille, de préférence la grande taille".

 

 

Le chapitre sur la Chine est, plutôt que classique, décevant, en tout cas pour un Européen même modérément informé. Il découvre que les Chinois sont athées à 72 %, fait – l’auteur prévient – qui peut effectivement être choquant pour les Américains. Qu’on relise alors (ou qu’on le fasse comme tel dès l’abord) en se demandant ce que pensent les Américains de la Chine et peut-être ce chapitre reprend-il de son intérêt. Bref, la Chine est grande (message en mode majeur) mais on peut collaborer avec elle en adoptant ses pratiques (tonalité mineure).

L’Inde, que Fareed Zakaria a quittée à l’automne 1982 sur le tarmac de Santa Cruz Airport, Bombay, est d’une présentation plus… complexe ! Le "paradoxe central de l’Inde", la coexistence d’une société "ouverte, volontaire et confiante, prête à se frotter au monde" avec un État "hésitant, prudent, suspicieux des réalités changeantes autour de lui" est décrit de manière très convaincante. La description d’une "société forte avec un État faible" donne à voir de manière très suggestive les aires de coopération possibles et imaginées avec l’Inde, dont la caractéristique selon Fareed Zakaria sera d’avoir durablement une société en avance sur son Etat, tout en reconnaissant dans de belles pages un besoin d’État dans cette société complexe.

 

Le temps de la (post)-Amérique

Les chapitres 6 et 7 se recentrent sur le monde anglo-saxon mais ré-appareillent en haute mer de l’histoire. Le 22 juin 1897 un quart de l’humanité bénéficia libéralement d’un jour férié pour les soixante ans de la Reine et Impératrice Victoria. Quelques courtes décennies plus tard l’Empire était condamné à la ruine même s’il ne le savait pas. Mais Fareed Zakaria veut croire qu’on peut apprendre de l’Histoire. Le chapitre 6 ("American Power") est un trésor de faits et de chiffres, qui fut publié à par et remarqué dans la revue Foreign Affairs et qu’il faut sans doute lire en soi.

"Good Politics, Bad Economics", tel fut le destin de l’empire Britannique quand l’Amérique connaîtrait un destin inverse. Argument très débatable et qui a été très débattu outre-Atlantique, le chapitre vaut pour son analyse de ce qu’il appelle la meilleure industrie des États-Unis : ses campus universitaires d’élite, son système éducatif bien meilleur que souvent dit, enfin son dynamisme démographique, source intarissable "d’idées et d’énergie" à l’heure où le travail et le capital sont devenues des "commodités" à vil prix, présentes en surplus sur le marché mondial.

Comment activer les changements considérables pour que ce potentiel demeure ? Fareed Zakaria croit en une constante des États-Unis : leur sens de l’inquiétude qui se dépasse en un triomphe de la volonté : la parabole du choc de Spoutnik conduisant l’Amérique à rien moins que battre à plate couture l’URSS. Mais le monde a changé : il s’agit de dynamiser et non plus de dominer, encore faut-il l’admettre. Là seront les démons de l’Amérique, mais les pièges de l’absence de concurrence – les années Bush I, Clinton et Bush II – auront, rétrospectivement, été pires.

Dans son chapitre conclusif, le livre donne quelques clés, dont une est centrale. Chercher à être le Bismarck de la globalisation, lui qui avait été "l’honnête intermédiaire" de l’Europe de la fin du XIXe siècle avant que l’Allemagne ne cède à d’autres tentations. Fareed Zakaria invite l’Amérique à penser et à ne pas avoir peur, à choisir et ne pas viser l’omnipotence, à construire des règles et non des intérêts étroits, accepter que l’ordre international sera nécessairement "à la carte" (en français de Menu dans le texte), à penser que les forces aujourd’hui asymétriques de l’islamisme seront combattues par l’intégration généreuse de la masse des musulmans américains, enfin à promouvoir la légitimité comme source véritable de pouvoir.

Liste à la Prévert ? Souvent "l’erreur consiste à vouloir conclure", écrivait Blaise Cendrars. Ce dernier chapitre, que l’on peut regretter, n’enlève certainement rien au reste d’un livre stimulant et enlevé, et l’histoire dira si son lecteur Obama aura été, ou non, "Bismarck and not Britain"