Deux atlas et trois europhiles tirent les cartes pour comprendre l’Europe d’hier, d’aujourd’hui et surtout de demain.

Élargissement à douze nouveaux membres, traité constitutionnel, projet d’Union méditerranéenne : depuis 2004, la dynamique européenne s’accélère. À travers deux atlas, trois ardents défenseurs de l’idée européenne, nous invitent à comprendre les enjeux de ce processus, inédit à l’échelle mondiale. Dans L’Europe, cartes sur table, l’actuel ministre français de l’agriculture et de la pêche, Michel Barnier, s’appuie sur son expérience européenne   pour justifier l’idée d’Europe. Pure coïncidence, c’est l’autre commissaire européen français de la période 1999-2004, Pascal Lamy, qui préface l’édition revue et augmentée de l’Atlas d’une nouvelle Europe signé par Pierre Beckouche et Yann Richard, tous deux géographes à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.


Deux approches complémentaires

C’est avant tout à une réflexion sur l’identité de l’Europe, sur ses valeurs que nous invitent ces deux atlas. Sans nier les difficultés à trouver des dénominateurs communs dans une Europe plurielle, les auteurs s’attachent à montrer les bénéfices d’une telle construction en se livrant à un panorama très complet des enjeux actuels.

Le propos de Pierre Beckouche et Yann Richard se veut très démonstratif. Ils placent au centre de leur ouvrage la question du rapport de l’Union Européenne avec ses voisins. Comme dans la précédente édition de l’atlas, la notion d’Euroméditerranée en est le fil directeur. Les cartes qu’ils présentent sont systématiquement à l’échelle d’une Europe élargie au Maghreb et au Machrek, un ensemble territorial qui, selon les auteurs, dépasse le million d’habitants et produit le tiers de la richesse mondiale si l’on y ajoute le monde russe, le Moyen-Orient et la péninsule arabique. L’édition de 2004 se trouve ainsi augmentée de suppléments sur les nouveaux membres de l’UE, la Turquie et les autres pays candidats à l’entrée dans l’Union Européenne. Cette "nouvelle Europe" est considérée ici comme une réalité autant qu’un horizon à atteindre : "les faits sont en avance sur la prise de conscience des intérêts mutuels, des complémentarités et des interactions qui lient déjà l’Europe et ses voisins"   . Sans être aussi systématique, cette dimension n’est pas absente de l’atlas signé par Michel Barnier qui pose la question du partenariat avec les pays du sud de la Méditerranée avec une certaine audace : "comment construire l’union avec la Libye ?   ". De la même façon, l’épineux problème des rapports avec Moscou est envisagé par le biais de la question ukrainienne et de l’enclave de Kaliningrad (entre Pologne et Lituanie) qui fait l’objet d’une carte particulièrement intéressante   . Plus généralement, Michel Barnier n’élude pas les aspects les plus polémiques de la construction européenne. Il ne renonce pas, par exemple, à affronter les critiques à l’encontre de l’euro, la polémique concernant la politique migratoire, le rejet de la Constitution européenne... De même, en pleine crise économique, les cartes sur les paradis fiscaux européens, les délocalisations ou encore le retard de l’UE dans le financement de la recherche prennent un relief tout particulier. Toutefois, le caractère succinct des analyses donne à l’ensemble une tonalité que certains trouveront certainement un peu tiède.

Les deux atlas diffèrent aussi dans les types de cartes présentés. Ainsi l’Atlas d’une nouvelle Europe présente essentiellement une cartographie statistique alors que Michel Barnier a fait le choix de cartographier avant tout des informations qualitatives dans une maquette qui n’est pas sans rappeler les atlas géopolitiques du Dessous des cartes dirigés par Jean-Christophe Victor. En outre, si les deux réalisations présentent des statistiques actualisées,  elles divergent quant à la rigueur scientifique. On s’étonne, par exemple, que pratiquement aucune information ne soit livrée sur les sources des données cartographiées et qu’aucune bibliographie n’apparaisse dans L’Europe, cartes sur table. De même, les lecteurs les plus avertis y remarqueront des légendes mal construites où l’auteur utilise des couleurs très différentes pour une même progression statistique ce qui rend difficile une lecture intuitive de certaines cartes   . On regrette aussi l’usage quelque peu désinvolte qui est parfois fait des conventions du langage cartographique   .


L’Europe : pourquoi ? comment ?

L’atlas de Michel Barnier s’ouvre sur une série de rappels historiques, utiles pour mettre en perspective le projet européen. Mais c’est résolument vers l’avenir que se tournent les auteurs des deux ouvrages. Un avenir qui est aussi un horizon : celui de l’est et du sud de l’Europe.

Les lignes de fracture qui traversent le continent sont une constante des deux ouvrages. Au fil des cartes de l’Atlas d’une nouvelle Europe, le lecteur se rend compte que les disparités est/ouest n’ont pas disparu avec la chute du rideau de fer ni même avec l’entrée des PECO   dans l’UE, encore très récente. Les contrastes de développement entre l’Europe occidentale et les anciens pays du bloc soviétique sont cependant moins nets que la fracture Nord/Sud (même si Yann Richard et Pierre Beckouche évitent d’utiliser le terme). Les disparités entre les deux rives de la Méditerranée apparaissent clairement pour le PIB, le taux de chômage, le  sous-emploi ou encore l’accès à l’enseignement supérieur. Mais avec un œil attentif, on se rend aussi compte que certains pays de la rive nord accusent un retard plus important que leurs voisins de la rive sud : tel est le cas de l’Albanie, de la Moldavie ou même de la Roumanie et de la Bulgarie, entrées dans l’UE en janvier 2007, à bien des égards moins développées qu’Israël, la Turquie ou encore la Tunisie. Michel Barnier n’oublie pas non plus de faire référence aux contrastes constitutifs de la réalité européenne : on apprend ainsi que le divorce est interdit à Malte alors qu’il concerne 66 % des mariages à Vienne, que le salaire moyen de la Macédoine correspond au salaire minimum en Pologne c’est-à-dire 245 euros par mois, ou encore que 47 % des Roumains ne disposent pas d’un accès à l’eau chaude. Il n’occulte pas non plus le fait que l’Europe donne parfois à voir des processus antinomiques : la fragmentation territoriale caractérisant certains États (l’auteur revient sur les exemples de la Belgique et de la Catalogne   ) est en contradiction avec l’intégration croissante aux fondements du projet européen.

Pour autant, c’est bien cette idée d’intégration, entendue à la fois comme élargissement de l’Union et approfondissement des liens entre partenaires européens, qui est au cœur des deux publications. L’intensité des échanges entre l’UE et ses voisins apparaît clairement dans la plupart des cartes de l’Atlas d’une nouvelle Europe : approvisionnement énergétique, flux touristiques, transports, flux migratoires, partenariats commerciaux… De même, Michel Barnier rappelle un certain nombre de succès qu’on peut attribuer à la construction européenne. Il revient, par exemple, sur la réunification de l’Allemagne ou encore le miracle irlandais à travers une carte intitulée "de la verte Irlande au Tigre celtique"   ainsi nommée par les économistes depuis les années 1990, par analogie aux Bébés Tigres, pays émergents d’Asie du Sud-est qui ont connu une industrialisation rapide ces dernières décennies.

Plus généralement, c’est à une meilleure connaissance de nos voisins à laquelle nous sommes ici invités. L’Europe, cartes sur table y parvient fort bien en proposant une série de zooms à différentes échelles sur des pays de l’UE : "Hongrie, zone de turbulence"   , "Suède, le pays le plus égalitaire"   , "Rotterdam, premier port du monde"  


L’Europe face au défi de la mondialisation

L’ouvrage signé par Yann Richard et Pierre Beckouche a pour sous-titre "l’UE et ses voisins : vers une région mondiale" faisant ainsi écho à Michel Barnier pour qui un des principaux enjeux de la construction européenne est d’"exercer une véritable influence sur la mondialisation en cours". Cependant, les cartes resituant l’Europe dans le contexte mondial se font rares dans l’Atlas d’une nouvelle Europe qui, de manière générale se livre peu aux emboîtements d’échelles. L’Europe, cartes sur table, présente, en revanche, plusieurs planisphères thématiques qui permettent d’appréhender le rôle de l’Europe dans le système-monde. Alors que dans le premier ouvrage, la place de l’UE dans la mondialisation est surtout envisagée à partir de sa rivalité avec l’influence américaine (marché du cinéma mais aussi rayonnement commercial, surtout au Machrek), le second va plus loin en interrogeant les liens de l’UE avec la Chine ou encore en revenant sur les ultra-périphéries de l’UE, morceaux d’Europe au large de l’Afrique, comme les Canaries ou La Réunion, et de l’Amérique à l’image des Antilles françaises.

Loin d’être un processus désincarné, la mondialisation revêt avant tout un fort ancrage territorial. Comme le rappelle Michel Barnier, c’est d’abord grâce au rayonnement de ses métropoles – au premier rang desquelles se trouvent Londres et Paris – que l’Europe continue de peser sur la scène mondiale face aux deux autres pôles de la Triade et aux pays émergents. Dommage, cependant, que cette idée ne soit pas servie par une cartographie plus convaincante   . En effet, reprenant l’idée selon laquelle la puissance européenne, en reposant sur un réseau dense de métropoles, se fait de plus en plus multipolaire, L’Europe, cartes sur table propose une carte où la banane bleue (redevenue jaune pour l’occasion…) se trouve contrebalancée par la grappe de raisin…   La France – et, en particulier, Paris – y retrouve, certes, la place que ne lui avait pas donnée la "banane bleue" mais n’est-il pas aventureux de considérer comme un état de fait ce que la Datar (devenue, entre temps, la Diact) présente avant tout comme de la prospective ?

Il n’en reste pas moins que ces deux atlas constituent de vibrants plaidoyers en faveur de l’Europe. En mettant en évidence les éléments de justification sur la poursuite de l’élargissement de l’UE, les auteurs montrent l’intérêt du projet européen. Dans un contexte où mondialisation rime aussi avec régionalisation – pensons à l’ALENA, au Mercosur et à l’Asie pacifique – c’est à cette condition que l’Europe pourra maintenir son statut de pôle de puissance attractif et compétitif sur la scène mondiale