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Les médias, relais d'une justification de la torture

nonfiction.fr : Dans votre livre, vous essayez de montrer comment outre par le droit, l’institutionnalisation de la violence de la torture se fait également à travers les médias ? Vous donnez notamment l’exemple de 24 heures chrono ?

Michel Terestchenko : Il n’y a peut-être pas à proprement parler de rôle des médias, mais il y a en tous cas un rôle de certaines séries télévisées, notamment la série 24 heures chrono. Ceci a été un des facteurs qui ont le plus contribué à rendre la torture légitime dans certaines situations. Cette situation que reprennent à leur compte les différentes saisons de la série est une situation d’exception, le paradigme de la "bombe à retardement". Selon ce scénario, alors qu’une bombe menace d’exploser de manière imminente, par exemple dans une école, un terroriste a été arrêté et il refuse de parler : dans cette situation d’urgence, la torture n’apparaîtrait-elle pas comme une solution ? Les producteurs de cette série se sont appuyés sur ce paradigme – il n’émane pas d’eux. Mais comme cette série est extrêmement bien faite, assez subtile à bien des égards, elle a énormément fait, de manière à la fois efficace et perverse, pour légitimer cette hypothèse de la "bombe à retardement", en présentant le recours à la pratique comme une solution désespérée dans des situations d’imminence du déclenchement d’une bombe.

Cette série a été vue par des millions de gens dans le monde, et si l’on n’a pas les clefs pour en décoder la perversion, on présente ça à la fois comme un divertissement et comme une situation crédible – alors que ce n’est ni l’un ni l’autre – et donc on fait le lit de cette légitimation de la torture sans que d’une certaine manière on soit capable d’en faire la critique. D’où la nécessité de critiquer cette théorie générale de la torture comme une solution désespérée choisie par un héros sauveur et sacrificiel en situation d’exception.

J’ai donc passé un certain temps à apporter les clefs pour décoder ce scénario, car celui-ci est accepté par tout le monde et c’est lui qui est au cœur de toute la légitimation de la torture par des penseurs qui sont des penseurs de gauche et qui font penser qu’en effet dans certaines situations la torture peut être la seule solution. Or, il y a toute une série d’arguments qui permettent de démontrer que cette réponse, qui se présente comme étant réaliste et appropriée, n’est en fait ni réaliste ni appropriée.


nonfiction.fr : Pourrait-on aller jusqu’à dire que la justification de la torture reposerait, plus encore que sur l’interprétation des textes, sur une quasi-manipulation de l’opinion par le biais d’une fiction biaisée, fondée sur le paradigme de la "bombe à retardement" ?

Michel Terestchenko : Cela ne fait aucun doute. Si vous prenez le livre, on peut rappeler les techniques de torture physique et de torture psychique employée par les États-Unis, on peut rappeler le système de justification mis en œuvre par les juristes américains, et dénoncer tout ceci, en s’arrêtant à cette indignation. Or, il se trouve qu’il y a un débat et que la torture est devenue une question, alors que le droit ne le permet pas.

Ce débat existe chez les intellectuels, notamment le philosophe Michael Walzer et le professeur de droit Alan Dershowitz, défenseur notoire des droits civiques et hostile à la peine de mort, qui fait l’apologie d’un usage modéré de la torture. Il suffit de tester cette hypothèse : vous êtes contre la torture, mais imaginez qu’une bombe soit placée dans une école où se trouvent vos enfants, qu’un terroriste ait été arrêté et qu’il refuse de parler, dans ce cas là, ne considèreriez-vous pas la torture comme la solution appropriée pour sauver des vies innocentes ? Chaque fois que cette question est posée tout le monde est pris au piège d’une certaine perplexité et se dit : "Dans ce cas là, il se peut bien que…" C’est toujours cette réflexion qui est placée au point de départ de la légitimation de la torture modérée et contrôlée.

Ce paradigme, qui relève en fait d’une situation d’exception, est devenu en fait central. C’est là que se situe sa perversion : on prend une situation d’exception, qui se présente comme réaliste, comme pivot de toute une réflexion. Il y a là un piège théorique et rhétorique.

Une pratique qui tend à s'assumer

nonfiction.fr :
On a l’impression qu’autant avant la torture était quelque chose de cachée, autant maintenant elle devient une pratique plus affichée. Le caractère pervers de tout ceci est que l’on permet à chacun d’endosser, par le biais de récits, par ce paradigme de la "bombe à retardement", pour soi, cette légitimation ? Comme si la torture devenait quelque chose que l’on apprenait à accepter par une réflexion guidée.

Michel Terestchenko : C’est une des perversions. Cette question est posée aux individus  alors qu’elle ne leur sera jamais réellement posée en situation. Si cette hypothèse se vérifiait, la question ne serait jamais posée aux individus concernés. Les décideurs ne sont pas les individus eux-mêmes et pourtant on fait comme si la question leur serait posée à eux. Il est toujours dangereux de demander à quelqu’un : "Mais que feriez-vous si… ?" Il y a une très grande différence entre cette question et celle-ci : "Qu’y a-t-il à penser de la façon dont un individu à agi dans le passé ?"

En réalité le but de ce recours à l’imagination, de cette mise en situation, est de contraindre les individus à endosser la responsabilité de cette action et de montrer que les principes moraux auxquels ils tiennent sont plus fragiles qu’ils ne le pensent. Il y a donc un certain passage à la responsabilité, pour rendre les individus complices d’une décision qu’on ne leur demandera en réalité jamais de prendre. Il y a là quelque chose d’extrêmement pervers dans cette manipulation de l’opinion.

La question de la publicité de ces débats est un aspect important. Pour Dershowitz, il ne faut pas se voiler la face et assumer le fait que dans des situations comme les menaces terroristes les démocraties pratiquent la torture. Il vaut mieux alors, conformément aux principes démocratiques de publicité et de contrôle, que ce soit fait publiquement : la candeur plutôt que l’hypocrisie, la publicité plutôt que le secret. Il y a la reconnaissance d’un état de fait : les démocraties ont pratiqué la torture. La démocratie étant une société de la publicité, de la transparence et du contrôle, il faut donc le reconnaître, car cette pratique sera alors connue et contrôlée. Les seules instances de nature à exercer un contrôle impartial ne se situent pas au niveau de l’exécutif, qui est juge et partie, mais au niveau du juridique, des juges. De là la conséquence, absolument incroyable, que tire Dershowitz : il faut qu’il y ait des mandats de torture, délivrés par des juges.

J’ouvre ici une parenthèse, au risque de choquer. Je dirais que d’une certaine manière cette question de savoir si le juge ne peut pas dans certaines situations d’exception délivrer, sinon des mandats de torture, du moins un droit de transgresser la loi et un interdit dans ce rapport à la mort dans des situations d’exception, est une question du type de celle qui s’est posée assez récemment en France dans le cadre des interrogations sur le suicide assistée où il a été demandé aux juges de se prononcer. Il y a structurellement quelque chose d’assez commun dans ces situations où l’on est confronté à des situations d’exception et d’urgence qui nous amènent à nous demander si effectivement, en raison d’un état de nécessité, on ne peut pas aller à l’encontre de la loi, en faisant appel aux juges.

Mais Dershowitz ne se contente pas de cette position. Il dit en outre que la pratique de la torture n’est pas seulement un moindre mal mais qu’elle est aussi véritablement un bien. Et c’est là qu’intervient la justification morale, sur la base d’une conception utilitariste, qui veut que les actions humaines soient évaluées non pas à partir de l’intention des sujets, de leur obéissance à des principes inconditionnels, mais simplement à partir des conséquences. Par conséquent, si une vie doit être sacrifiée pour sauver des centaines voire des milliers de vie, ce sacrifice est bon et même nécessaire, moralement légitime.

L’utilitarisme qui pose que les actions doivent être jugées à l’aune de leurs conséquences pour le plus grand nombre est une morale essentiellement sacrificielle. Est sacrificielle la pratique de la torture comme est sacrificielle la logique économique qui veut qu’il faille sacrifier cent emplois pour en sauver mille. On en vient alors à cette conception que la torture n’est plus un acte abject, pratiquée en secret, en cachette, mais devient une pratique nécessaire, légitime et bonne, malgré son aspect sacrificiel, précisément parce que le sacrifice serait nécessaire en vue du bien du plus grand nombre. Vous êtes alors pris au piège : le tortionnaire n’est plus le bourreau, mais le sauveur qui sacrifie sa propre existence en même temps que celle de la personne qu’il torture. C’est la figure de Jack Bauer qui pratique la torture dans des proportions considérables pour sauver : la torture est pratiquée par un héros qui prend sur lui tous les péchés du monde. C’est absolument terrifiant.

La portée symbolique de la torture

nonfiction.fr : Si elle est inefficace, pourquoi cherche-t-on à légitimer la torture ? Est-ce parce qu’elle permet, au niveau symbolique, de jouer sur la peur et les sentiments ?

Michel Terestchenko : Il n’y pas un service de renseignements dans le monde qui ne sache que la torture est en réalité totalement inefficace et que c’est le moyen non seulement moralement le plus exécrable mais aussi le moins fiable en vue de l’obtention de renseignements. Pour des raisons évidentes : les individus sous la torture disent n’importe quoi sinon ce que l’on attend d’eux. En réalité, il n’y a pas un seul exemple que les services de renseignements aient jamais pu donner où se serait présenté un scénario relevant de la bombe à retardements et où la torture aurait empêché un attentat de se produire.

Si la torture est inefficace, ce que tout le monde sait, son usage est une décision de nature non pas militaire mais politique. La torture n’est pas pratiquée en vue du renseignement mais en vue de terroriser la population, d’envoyer un message symbolique. Ceux qui défendent la torture tout en étant conscient de son inefficacité sont réfractaires à cet argument de l’inefficacité car il s’agit pour eux d’envoyer un message symbolique. Ce message consiste à dire : "Ne croyez pas que nous sommes des agneaux qui allons nous laisser manger par des loups." Plus encore, il s’agit d’affirmer que ce n’est pas parce que, nous pays démocratiques, nous appuyons sur un certain nombre de conventions qui prohibent les atteintes au corps et même au psychisme, nous nous empêchons d’obtenir des renseignements et nous laissons affaiblir. La torture n’est pas faite pour faire parler, elle est faite pour faire taire ; pour répondre à la terreur par la terreur, pour "terroriser les terroristes" et soumettre les populations. Par exemple en Irak, à Abou Ghraib, des hommes, des femmes et même des enfants, ont été arrêtés et détenus, soumis à la torture, alors qu’ils n’avaient strictement aucune connexion avec des réseaux terroristes, dans le seul but d’affirmer que les démocraties ne sont pas des États infirmes et affaiblis et qu’elles sont capables de répondre.

 

- Cet entretien est en quatre parties.

 

À lire sur nonfiction.fr :

- Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l'injustifiable (La Découverte), par Dorothée David.

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