Un plaidoyer vigoureux, informé et éloquent en faveur d’une nature libre, sauvage et spontanée.

Dans l’une de ses nombreuses observations pénétrantes sur la jeune démocratie américaine, Alexis de Tocqueville notait ceci : "On s’occupe beaucoup en Europe des déserts de l’Amérique, mais les Américains eux-mêmes n’y songent guère. Les merveilles de la nature les trouvent insensibles et ils n’aperçoivent pour ainsi dire les admirables forêts qui les environnent qu’au moment où elles tombent sous leurs coups. Leur œil est rempli d’un autre spectacle. Le peuple américain se voit marcher lui-même à travers ces déserts, desséchant les marais, redressant les fleuves, peuplant la solitude et domptant la nature"   .

Les déserts, c’est-à-dire ces immenses étendues de nature sauvage ou vierge que les colons sont censés avoir découvertes à leur arrivée, seront en effet systématiquement mis en culture, c’est-à-dire aussi bien humanisés, transformés en terre d’accueil où l’humanité peut se réaliser. Une terre inculte, rappelle justement Keith Thomas, a longtemps signifié des hommes incultes, car comment la civilisation aurait-elle pu se développer sinon en défrichant les forêts, en cultivant le sol et en convertissant le paysage sauvage en installation humaine ? De là cette "longue tradition qui veut que couper un arbre, ce soit frapper un coup pour le progrès"   . Les campagnes de déforestation qui ont frappé l’attention de Tocqueville sont tout sauf anecdotiques : les forêts, dans l’imaginaire occidental jusqu’à la fin du XIXe siècle, ont été tenues pour une enclave de sauvagerie et de danger, le domaine par excellence des animaux, des hommes barbares (homines sylvestres) et des miséreux, un repère de bandits et de faux-monnayeurs. 

Une mutation de sensibilité, que l’on situera approximativement aux alentours du début du XXe siècle, semble s’être produite conduisant d’une perspective où la forêt est considérée comme étant un espace à domestiquer et un réservoir de ressources à la disposition du développement économique, à une perspective où la nature est vue comme un lieu qui, par opposition aux espaces dominés par l’homme et ses œuvres, doit être préservé pour lui-même en tant qu’il est un espace où la terre et la communauté de vie ne sont pas entravées par l’homme  et  où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur temporaire.

Alors commenceront d’innombrables batailles, qui se poursuivent aujourd’hui encore, opposant deux camps, celui des partisans de la conservation, militant pour une exploitation raisonnée des ressources naturelles soucieuse de ne pas les épuiser, dont les objectifs sont clairement anthropocentriques, et celui des partisans de la préservation, réclamant que la nature soit respectée pour elle-même, protégée tel un sanctuaire, où les arbres et les animaux doivent trouver les conditions d’une vie libre, originelle, sans menaces venues des activités humaines, où pourront être mis à l’abri des écosystèmes uniques, irremplaçables, lieu de toutes les valeurs biocentriques.

Le nouveau livre de Jean-Claude Génot   constitue un chapitre supplémentaire à ajouter à l’histoire de cette longue querelle, qu’il enrichit en s’efforçant de prendre en compte la spécificité des techniques modernes de protection de la nature pour en contester le bien-fondé et pour en dénoncer le caractère proprement impérialiste. Comme le note l’auteur, il est remarquable en effet que nul ne parle plus vraiment de nos jours de "protection de la nature", mais bien plutôt de "gestion de la biodiversité", ce qui signifie aussi bien que la seule perspective adoptée en matière de politique environnementale est celle du management ou de l’interventionnisme : "Cette expression ("gérer la nature") traduit implicitement une situation de crise où la nature sauvage et spontanée se réduit pour être remplacée par une nature assistée et jardinée dans des confettis entièrement sous contrôle"   .

Si la nature est, comme l’indique le titre du livre, "malade de la gestion", c’est d’abord parce que le préservation, l’entretien, l’utilisation durable, la restauration, l’amélioration et la valorisation du milieu naturel, s’effectuent le plus souvent au nom d’une conception de l’écologie qui rejette l’idée de climax et de stabilité au profit de la perturbation et des bouleversements, cautionnant par là même l’idée fausse qu’il n’y a pas de loi dans la nature à respecter, et que l’homme sait toujours mieux qu’elle ce qui est bon pour elle. "Malade", la nature l’est encore pour cette raison que la "gestionnite" a fini par gagner tous les responsables des politiques de protection, si bien que la seule nature dont il nous soit encore donné de faire l’expérience est une nature "anthropo-dépendante", une nature "sous perfusion" que les gestionnaires sont contraints de maintenir artificiellement dans l’existence, et dont le dynamisme propre est sans cesse interrompu, brisé, réorienté et contrôlé dans ce que l’auteur appelle des "écoghettos", c’est-à-dire des lambeaux de nature gérés de part en part, lesquels constituent la version moderne de l’arche de Noé. "Après avoir profondément modifié et fait disparaître les écosystèmes primitifs, après les avoir forcés vers des productions végétales et animales pour ses besoins alimentaires et industriels, l’homme parachève son oeuvre de domination et contraint maintenant la nature spontanée par la gestion vers une biodiversité culturellement programmée, acceptée et aseptisée"   .

La nature malade de la gestion est ainsi un plaidoyer vigoureux, informé et éloquent en faveur d’une nature libre, sauvage et spontanée, hérissée de friches et de ronces, couverte d’eaux croupissantes et de marécages insalubres, où les espèces animales ne sont pas "patrimonialisées", où l’on ne distingue pas entre les "espèces remarquables" et les "ordinaires", les "autochtones" et les "invasives", etc., mais où au contraire le dynamisme naturel reconstitue des espaces de nature indomptable et imprévisible. Est-ce à dire qu’il nous faudrait renoncer à régler les pratiques agronomiques, sylvicoles, cynégétiques, piscicoles, hydrauliques et urbanistiques à la lumière de l’écologie, en abandonnant la nature à son propre cours ? Il s’agit plutôt de favoriser une politique de protection de la nature qui empièterait le moins possible  sur les dynamismes naturels et qui ménagerait des "espaces de liberté pour une nature en libre évolution avec ou sans statut spécifique mais avec une garantie foncière"   .

C’est dire par là même que la nature qu’invoque Jean-Claude Génot n’a rien de "sauvage", au sens où il ne s’agit pas de cette mythique nature primordiale et originaire "qui a cessé d’exister au Néolithique"   , et qu’exprime à sa manière le concept américain de wilderness. Le système classique d’oppositions entre l’artifice et la nature, le domestique et le sauvage, le statique et le dynamique, en ce qu’il a d’extrêmement tranché, ne renvoie plus à aucune réalité, en admettant d’ailleurs qu’il l’ait jamais fait. L’auteur le sait fort bien et il est le premier à reconnaître que le degré de "naturalité" ne vaut jamais que de manière comparative, par rapport au degré d’intervention humaine dans les milieux naturels. Si toutefois il persiste à se faire le porte-parole d’une nature "sauvage", c’est qu’il estime que la perte de référence à l’idée même d’une naturalité emporterait avec elle la déconstruction d’une vision du monde à laquelle il tient, autant pour des raisons émotionnelles que pour des raisons philosophiques.

Car après tout, pour le formuler de manière abrupte, "la nature sauvage, pour quoi faire ?"   . Plusieurs raisons militent en faveur de la protection de la nature sauvage, à commencer par des raisons éthiques."Notre société n’a pas besoin de technicité supplémentaire mais d’éthique" note l’auteur avant de dénoncer "l’anthropocentrisme exacerbé et le narcissisme viscéral qui poussent l’homme à ne plus voir que lui-même à travers ce qui l’entoure"   . En conséquence, il importe de se départir de cet orgueil qui consiste à croire qu’une nature qui n’a pas été valorisée par l’industrie des hommes est tout bonnement dénuée de valeur intrinsèque. Le drame des gestionnaires, de ce point de vue, est qu’ils ne savent pas contempler la nature, qu’ils sont incapables de l’accepter telle qu’elle est, de l’accueillir pour elle-même et de lui faire confiance : "Manifestement l’Université française manque d’une chaire d’éthique environnementale comme il y en a dans les pays anglo-saxons qui inviteraient les gestionnaires à plus réfléchir au sens de leur action", car "ce n’est avec plus de technique que nous protégerons la nature mais plus d’éthique et de philosophie"   .

 

L’introduction d’une intentionnalité humaine au sein des processus naturels se révèle problématique pour d’autres raisons encore, d’ordre philosophique ou politique. En effet, en faisant entrer de force toute chose dans le champ de la rationalité instrumentale, le gestionnaire donne libre cours à la volonté de dominer la nature et de la façonner à son image. Il en va ici, selon l’auteur, d’un projet de "domination totalitaire de la planète"   dont la "gesticulation écologique" contemporaine n’est que l’ultime avatar. Le principe de naturalité qu’il défend vise, par opposition, à renvoyer à l’ordre des choses qui échappe au contrôle humain, et qui marque un point d’arrêt à la volonté de puissance des hommes, en invitant ces derniers à se désaccoutumer à posséder les choses et à les asservir à leurs projets. 

Alors et alors seulement, les hommes redeviendront-ils les "amoureux de la nature"   qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être. Alors sauront-ils à nouveau s’émouvoir du spectacle de la nature sans chercher du regard les panneaux d’information destinés à leur expliquer ce qu’ils voient. La nature nous parle déjà mais nous ne savons pas l’écouter, disait le grand Victor Hugo   . À ce titre, elle a bien mieux à offrir que ses ressources – renouvelables ou pas : elle est en elle-même source d’émotions et de valeur spirituelle, elle nous montre la voie en nous faisant "revivre des sensations perdues", en nous faisant "voir l’essentiel dans ce monde en errance où règne la rapidité, l’efficacité et la rationalité"