Jean-Frédéric Schaub se lance à la recherche d'une histoire de l'Europe dans un ouvrage qui se perd néanmoins entre histoire et mémoire.
"L’Europe a-t-elle une histoire ?" C’est au tour de Jean-Frédéric Schaub, directeur d’études à l’EHESS, et spécialiste de l’Espagne moderne, de se lancer à l’assaut de cette énigme inlassablement questionnée depuis – au moins – les Vingt-huit siècles d’Europe de Denis de Rougemont paru en 1961.
Pour y répondre, Jean-Frédéric Schaub nous convie à une promenade aux quatre coins des "histoires et des géographies" de ce continent décidément aussi familier que mystérieux. 220 pages bourrées de faits et de réflexions où, partant du XXe siècle "du désastre", l’on remonte vers les multiples formes et figures de "l’Europe avant l’Europe", pour conclure sur quelques défis de l’Union actuelle. De l’Antiquité grecque à la colonisation, en passant par l’expansion franque et les guerres de religion, la plume alerte de Jean-Frédéric Schaub touche aux grandes réalités politiques (empires et monarchies), à la longue durée sociale (essor des villes) comme aux lieux de mémoire culturels (du grand écrivain à Picasso).
L’analyse est informée par la connaissance de grands débats de l’historiographie contemporaine (ainsi de "la brutalisation" des sociétés européennes provoquée par la Grande guerre), une problématique des "influences" heureusement renouvelée par la notion d’ "appropriation" sélective du passé (en particulier de l’héritage antique), et une approche "constructiviste" du fait national, dont Jean-Frédéric Schaub relativise l’ancienneté et l’universalité.
Il en découle des conclusions équilibrées et nuancées : importance décisive du christianisme quoiqu’en veuille et en dise un certain laïcisme de combat, mais en en même temps insistance sur cette dimension laïque qui interdit l’identification entre Europe et christianisme . Tout le livre est de fait parcouru par la dynamique d’un principe d’action / réaction : universalisme et patriotisme des grands esprits de la Renaissance, nationalisme et internationalisme politiques du XIXe siècle, individualisme et société de masse au XXe... Ainsi Jean-Frédéric Schaub évite-t-il les réponses catégoriques à la question de l’identité européenne : celle-ci pourrait justement résider dans le principe d’incertitude, à commencer par celle bien connue de ses frontières : bref, une Europe en mouvement perpétuel…
Mais c’est là que le bât blesse… Ce mouvement perpétuel risque fort de donner le tournis ! La rapidité du propos (de l’écriture elle-même ?) produit les écueils attendus : répétitions (cf. l’absence de langue sacrée dans le christianisme) ; approximations et erreurs factuelles, dès lors que l’auteur quitte les rivages ibéro-américains qui lui sont familiers. Evoquerai-je ici le cas des Pays-Bas classés à tort dans le camp des alliés en 14-18 comme dans le peloton de tête de la révolution industrielle, privé d’une de leurs grandes gloires, le célèbre Grotius, devenu ici "flamand", tandis que l’Amsterdam des temps modernes se voit promue au rang de capitale d’un "royaume" ? Certes, ce genre d’ouvrage, généraliste par nature, s’expose inévitablement à la critique des spécialistes de tout poil : il leur est trop facile d’ouvrir, chacun sur son territoire de prédilection, la chasse aux erreurs ! On n’en reste pas moins surpris par de grosse bévues, qui touche au cœur de l’argumentation, comme Byzance, classée parmi les capitales… asiatiques de la culture gréco-romaine !
L’argumentation, justement, est-elle si claire ? L’accumulation vertigineuse des faits et des remarques désoriente le lecteur plus qu’elle ne l’instruit : en une page on passe ainsi de la peinture moderne aux chemins de fer et au tourisme ! La rareté des articulations logiques fait de la proposition indépendante la figure hégémonique de la syntaxe… Et trop souvent, alors que la narration saute du coq à l’âne, l’analyse de son côté s’achève en queue de poisson : ainsi du débat sur les relations entre nazisme et bolchevisme, résumé et évacué en quelques lignes .
Frustration que redouble un certain nombre de contradictions ou d’obscurités : les Grecs croyaient –ils à l’unité du monde méditerranéen ou à une Grèce civilisée entourée d’une périphérie barbare ? L’Europe est-elle née ou morte à Auschwitz ? L’empire ottoman a-t-il été l’autre contre lequel s’est identifiée l’Europe ou bien s’est-il inscrit dans cette même tradition européenne (romano-byzantine) ? Quant aux fameuses "racines chrétiennes" de l’Europe, celle-ci s’en est-elle affranchie ou les a-t-elle transposées en termes laïcs ? Tous ces énoncés sont peut-être conciliables : encore faudrait-il les expliciter et en mesurer la validité respective.
On doit sans doute renvoyer ces incertitudes au flou de la perspective d’ensemble : analyse des réalités historiques ou bien des représentations de l’Europe ? La deuxième démarche semble privilégiée par l’auteur : et de fait elle inspire ses nombreuses analyses sur les rapports entre l’Europe et ses "Autres" successifs, des Barbares aux peuples coloniaux. Mais alors est-il pertinent d’opposer à telle ou telle représentation "les faits historiques [qui] ont la vie dure" ? Vérité historique d’ailleurs très contestable quand on mesure la puissance des illusions dans l’histoire... Où sont passées les leçons d’un Bloch ou d’un Huizinga en la matière ?
Au fond, le livre semble captif du diptyque bien connu : Histoire ou mémoire ? Couple intime pour le meilleur et pour le pire, on le sait bien, mais que l’analyse doit justement s’efforcer de démêler – double enseignement de Pierre Nora. Or Jean-Frédéric Schaub passe dès l’introduction de l’une à l’autre sans crier gare (Histoire du XXe siècle ou mémoire d’Auschwitz ?) et, du coup, s’expose aux distorsions de… sa propre mémoire : la relative discrétion sur le totalitarisme soviétique, comparée aux longs développements sur les crimes nazis, ne renvoie-t-elle pas aux tabous d’une enfance communiste ?
Travail d’essayiste dira-t-on et non d’historien qui, de fait, ne saurait écrire "de mon point de vue, le colonialisme doit être répudié sans nuance" . D’ailleurs, le livre paraît chez Albin Michel dans la "bibliothèque idées". Mais alors quelles nouvelles idées trouve-t-on dans cet essai ? L’incertitude et la dimension ouverte de l’esprit de l’Europe ? Les divisions multiples et variables de son espace? L’Europe, "fille d’Auschwitz" ? Rien de bien neuf, on le voit…
Mais le plus grave est ailleurs : ce livre, parmi tant d’autres, met en lumière un aspect tragique de la littérature sur la question de l’identité européenne : l’absence totale de processus cumulatif dans la réflexion, malgré la multiplication vertigineuse des publications. Sans même parler de la regrettable absence de cette "unification des questionnaires" que Marc Bloch appelait de ses vœux, force est de constater l’inexistence d’un consensus documentaire élémentaire. Pourquoi donc, dans ce livre de 2008, l’omission persistante de la référence à une opposition géopolitique de l’Europe et de l’Asie, présente dès la première page de l’Enquête d’Hérodote et capitale pour en comprendre la structure? Cette conclusion de François Hartog dans son Miroir d’Hérodote, auquel Jean-Frédéric Schaub rend pourtant un hommage mérité, n’a pas été retenue. Pourquoi l’oubli des trois legs essentiels de l’empire romain, à peine évoqué et trop simplement qualifié de "méditerranéen" : la paix, le droit, l’appartenance à une communauté supérieure ? Et pourquoi ne pas rappeler la première occurrence du mot d’ "Européens" (europenses) pour désigner les combattants francs de la bataille de Poitiers ? Crainte de nourrir la théorie honnie d’une "guerre des civilisations" ? Comme si décidément rien n’avait été écrit depuis le bon vieux et si sélectif Duroselle (L’Idée d’Europe dans l’histoire) il y a plus de quarante ans…
De façon générale, il faut bien constater l’extrême difficulté des historiens français – à l’exception éclairante des médiévistes – à penser l’Europe comme un objet historique de longue durée. La raison en est évidemment la formidable prégnance et l’exclusivité toute jacobine du schème national dans notre inconscient collectif : on le mesure une fois de plus ici. Car, malgré ses prise de positions "constructivistes", Jean-Frédéric Schaub n’en conclut pas moins que "si la préférence accordée à la nation s’accorde sans problème avec la démarche historique, la volonté de bâtir l’avenir unifié de l’Europe demeure à la peine face à l’histoire" . On retrouve le syllogisme cher à Jean-Pierre Rioux : seules les nations ont une histoire. Or l’Europe n’est pas une nation. Donc l’Europe n’a pas d’histoire. Evidence des nations, incertitude de l’Europe… CQFD !
* À lire également sur nonfiction.fr :
- Jean-Frédéric Schaub, L'Europe a-t-elle une histoire ? (Albin Michel), par Xavier Carpentier-Tanguy.
Un essai qui interroge de façon intéressante l'histoire européenne.