Une magistrale leçon d'histoire sur la place du cheval dans les sociétés occidentales.

Professeur honoraire au Collège de France, Daniel Roche s’est attaché dans son œuvre sur l’histoire socioculturelle du monde des Lumières à aborder constamment de nouveaux champs de recherche. L’analyse des lieux de sociabilité savante du XVIIIe siècle (Le siècle des Lumières en province (1973), Les républicains des lettres (1988)) a côtoyé dans son travail l’étude des cultures populaires (Le Peuple de Paris, 1981), puis des cultures matérielles (La culture des apparences (1989) et en 1997 l’Histoire des choses banales). L’historien s’intéresse depuis une dizaine d’années à l’histoire de la mobilité : ainsi, son précédent ouvrage, Humeurs vagabondes, traitait notamment du voyage, des "arts de voyager", et des mécanismes de contrôle des voyageurs à l’époque moderne.

Dans un même mouvement, paraît cette année le premier volume d’un dense triptyque sur la culture équestre de l’Occident : "ce premier livre est consacré aux relations quotidiennes et à l’utilité à l’œuvre dans une présence généralisée, de la ville à la campagne, des usages aux métiers induits : le Cheval moteur retrace l’histoire d’une conquête et de ses moyens"   . Pour Daniel Roche en effet, le cheval, jusqu’à l’invention du moteur à explosion, est un "phénomène global, aussi révélateur que le serait l’automobile pour un historien du XXe siècle"   . Partant du constat d’un relatif vide historiographique (notamment pour la période moderne) et insistant sur les changements biologiques, sociaux et culturels opérés sur le cheval au XXe siècle et en ce début de XXIe siècle, Daniel Roche souhaite dans son livre "montrer l’importance d’un phénomène social, la présence familière des chevaux, entre le moment de leur première expansion – le Moyen Âge – et celui de leur recul – au XXe siècle", pour ainsi contribuer "à l’histoire générale des animaux, mais en plaçant son accent sur l’ensemble des pratiques sociales, utilitaires et distinctives, comme sur l’indispensable contextualisation des connaissances qui concernent le cheval"   . Son travail constitue donc un complément historique de taille à la synthèse de l’anthropologue Jean-Pierre Digard sur l’Histoire du cheval, à laquelle Daniel Roche rend hommage à plusieurs reprises.


Le cheval, "fait social majeur"

Constatant l’omniprésence de l’animal, Roche propose d’imbriquer les usages économiques et les fonctions sociales et culturelles du cheval. Car si l’auteur décrit pour le monde rural les besoins énergétiques et la force des équidés (mulets et ânes compris), il insiste de manière fort intéressante sur leur rôle dans la ville, dans les échanges commerciaux et dans l’accroissement de la vitesse. Les chevaux et leurs attelages structurent la ville : "agents puissants de l’urbanisation et de l’aménagement modernes"   , les chevaux obligent à penser ou à repenser la rationalisation et l’organisation urbaines. Il s’agit de faciliter la circulation et d’éviter "l’embarras", topos des descriptions urbaines de l’âge moderne marqué par l’encombrement et les problèmes de croisements. "Utilitaire et spectaculaire" comme le souligne Roche, l’accroissement de la circulation des voitures privées et des fiacres hippomobiles transforme la ville et, en premier lieu, Paris : "l’Ouest paisible de quiétude et de luxe, échappée de mauvais rêve, le centre au paysage tanguant des omnibus et des tramways, eldorado moderne des boulevards, le Paris du désordre pauvre des quartiers d’artisans, des chantiers et des usines, voient coexister journellement tous les éléments d’une culture équestre qui puise sa force et se renouvelle dans le monde des campagnes, dont les villes sont inséparables"   . On retrouve là le souci pour Roche de croiser les mondes sociaux et les espaces, en les imbriquant et en insistant constamment sur leur interdépendance.

L’historien s’attache ainsi à brosser une typologie fine des usages des chevaux, acteurs et facteurs importants de nombreuses révolutions : outre l’urbanisation et la révolution industrielle, le cheval est placé au cœur même des processus de révolution énergétique, de révolution militaire et de révolution agricole ; il permet également d’éclairer l’importance de la fonction symbolique du cheval, non seulement quand il tire une voiture ou un attelage luxueux, mais aussi quand il participe des rituels de la société de Cour (on songe au prestige des statues équestres). Ainsi, chaque usage pratique du cheval est mis en relation avec les répercussions sociales, les classements et les distinctions qu’elles induisent ; d’où la grande part accordée dans ce premier volet de la "culture équestre en Occident" à l’élevage, aux haras, aux concours, ainsi qu’à l’expérimentation et à la sélection des "bons et beaux chevaux" et à ses conséquences économiques. 

Daniel Roche liste ensuite toute une série de métiers ou de pratiques liés aux équidés. Le chapitre sur les agronomes offre notamment une étude éclairante des traités d’hippologie, en particulier du Théâtre d’agriculture (1600) d’Olivier de Serres (1539-1619) et du Parfait Maréchal (1664) de Jacques de Solleyssel (1617-1680). C’est ensuite sur les marchands de chevaux que se porte l’attention de l’historien qui décrit ainsi les mécanismes du marché et les espaces qu’ils façonnent. Roche explique qu’entre "le XVIe et le XIXe siècle, l’échange des chevaux s’est joué sur trois plans : celui de la circulation nationale et régionale, axée sur le système des foires et marchés ; celui de l’échange privé ; celui du monopole curial. La Révolution supprime le privilège, mais les besoins accélèrent le commerce"   . Un chapitre consacré aux maréchaux-ferrants permet de pointer doublement le rôle de l’hippiatrie et de la prévention des maladies des équidés, ainsi que l’accélération de la production des fers due aux multiples usages du cheval. Les métiers du cheval sont déclinés dans un tableau utile qui offre la possibilité d’appréhender "l’interpénétration des espaces de production, de circulation, de consommation"   . Le "circuit des métiers" que présente Daniel Roche dans ce tableau à quatre entrées (production / circulation / consommation / métiers induits) témoigne du nombre considérable d’activités liées à la "culture équestre". Le cheval, "capital vivant que les hommes ont amélioré et adapté à leurs exigences"   , apparaît donc bien comme ce "fait social majeur"   fondamental dans l’histoire du XVIe au XIXe siècle.


De Buffon à Jules Renard

En s’attachant à décrire la polyvalence des cultures équestres, Daniel Roche propose une périodisation adaptée à son objet d’étude qui permet de décrire les principales mutations des usages et des pratiques liés au cheval. Toutefois, cette périodisation est-elle bien celle de l’Occident dans son ensemble, comme l’annoncerait le titre ? Ou bien serait-elle davantage adaptée à l’Europe de l’Ouest voire à la France uniquement, où l’historien puise la très grande majorité de ses exemples ? La culture équestre américaine, par exemple, obéirait certainement à des ruptures et des continuités différentes. Mais il faut peut-être attendre ici les deux autres volets du triptyque : La puissance et la gloire et Connaissances et passions qui paraîtront prochainement.

Ce premier volume frappe en tout cas par sa densité et par la masse documentaire déployée. La prise en compte des usages économiques, sociaux, politiques et culturels du cheval offre au lecteur une variété de sources que l’historien prend vraisemblablement plaisir à croiser et à lier, des traités d’hippologie aux statistiques agricoles, des descriptions et récits de voyages aux décisions du Conseil d’État du roi. Le Cheval moteur, premier volet de La culture équestre de l’Occident, est ainsi une magistrale leçon d’histoire, qui concilie histoire sociale et histoire culturelle, histoire économique et histoire des mentalités ; en somme, une véritable synthèse de l’œuvre de Daniel Roche où l’on retrouve les grandes étapes de son cheminement intellectuel. Culture, références, croisements de sources et de données peuvent sembler un peu vertigineux par moments, mais la lecture n’en demeure pas moins stimulante, voire divertissante. Par exemple, pour faire comprendre, comme autant de constructions historiques et sociales, les usages et les rapports esthétiques de l’homme vis-à-vis du cheval, l’auteur met en regard deux textes, l’un de Buffon et l’autre de Jules Renard, qui ouvrent et clôturent respectivement le livre. Buffon explique, "à la croisée de la science et de l’esthétique", que "la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats" ; Jules Renard a, quant à lui, une idée tout autre du cheval et de sa fonction : "C’est surtout quand il me promène en voiture que je l’admire. (…) Il me fait peur, il me fait honte et il me fait pitié (…). À quoi pense-t-il ? Il pète, pète, pète"

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.