nonfiction.fr : Dans votre ouvrage Ghetto urbain, vous présentez les résultats d'une longue recherche. Vous vous êtes plongé pendant quatre ans dans un quartier populaire "ordinaire". En effet, vous n’avez pas choisi d’étudier un quartier "emblématique". Pourquoi ces choix ?

Didier Lapeyronnie : Je n’ai pas l'impression d'être le dernier des Mohicans mais il me semble qu’il y a un manque de patience dans la sociologie actuelle. Aujourd’hui, on publie plutôt des essais que de longues recherches. Pour ma part, j’ai une fascination et une admiration sans borne vis-à-vis de la sociologie américaine des années 1960, notamment par la longueur du temps passé pour l’observation de terrain. Je m’en suis inspiré pour la méthode.

Concernant le choix du terrain, il obéit à des interrogations intellectuelles, mais également à des questions de conjoncture. D’abord, l’idée est née à Paris où j'ai travaillé dans les années 1990 à la demande de la Ville de Paris dans le 19ème arrondissement (Cité Curial, rue Petit, cité de l'Ourcq…). J’avais été frappé par les changements considérables par rapport à ce que j’avais connu une vingtaine d’années auparavant, lorsque j’avais travaillé avec François Dubet pour l’ouvrage La Galère. J’ai notamment remarqué le processus de "fermeture" des quartiers. De là, j’ai vu un intérêt d’y revenir par la suite pour voir s’il n’y avait pas quelque chose de l'ordre du ghetto. Les gens sont très auto-référentiels, ils ne sortent plus du quartier et ne parlent que de la cité. Les rapports entre hommes et femmes m'ont aussi frappé, la rupture est très nette entre les sexes.

Ces observations se retrouvent en Seine-Saint-Denis ou dans la banlieue lyonnaise, mais dans les petites villes, la dureté des situations est beaucoup plus forte en termes de pauvreté et de niveau de vie. Le niveau de participation urbaine est faible, les gens sont dans leur trou, les phénomènes de ségrégation sont extrêmement rudes. Donc si l’on veut montrer le processus de ghettoïsation, c’est là où il faut aller, parce que c’est plus fortement marqué.

Pour des raisons empiriques, prendre une cité moyenne permet l'élaboration d'une sorte de "type idéal" du ghetto avec cette idée que ce n’est pas le quartier qui est un ghetto mais qu’il y a du ghetto dans le quartier. Ces phénomènes se retrouvent dans des endroits différents avec des degrés différents. D’ailleurs, tous les journalistes de presse régionale que j’ai rencontrés pensaient avoir reconnu leur ville (Le Mans, Limoges, Périgueux…) Dans l’ouvrage, j’ai simplement précisé que c'était dans l'Ouest de la France.
 
Enfin, la dernière raison est liée aux opportunités : un de mes étudiants était très ami avec une des figures charismatiques et emblématiques du quartier, grâce à qui on a pu s'y installer plus de 4 ans.


nonfiction.fr : Pour continuer sur la méthode, vous avez entretenu des relations avec des institutions locales (maire, offices HLM...). Avez-vous contacté des responsables de ces institutions avant de mener votre enquête ?

Didier Lapeyronnie : Le principe de base de toute notre équipe était de rentrer dans le quartier "par les habitants" avant de rencontrer tout autre interlocuteur, pour ne pas avoir d’abord une vue institutionnelle. Se démarquer des institutions était aussi fondamental pour créer des relations avec les gens, ne pas être identifié comme allié à une institution.

Ensuite on a eu du soutien de certaines, par exemple du centre social, de certains éducateurs de l'agglomération, de la police aussi qui nous a parfois ouvert certains dossiers, ou du journal local qui a fait plusieurs reportages sur notre enquête. Mais nous avons aussi rencontré beaucoup d'hostilités : les assistantes sociales, certains directeurs des services sociaux. Le monde politique a été divisé : l’ancien maire UMP de la ville est venu discuter, le nouveau maire PS était très hostile. Le Conseil Général nous a accordé quelques subventions et s’est finalement rétracté… La méthode a donc été de contourner les institutions, même si des problèmes se sont ensuite posés. C'est une démarche classique.

 

> Lire la suite de l'entretien.