Le communisme, la Shoah et le rapport à l’Amérique constituent les trois fils conducteurs de l’histoire de l’Europe de Tony Judt. En déplaçant ainsi nos points de repères, l’ouvrage traite d’un sujet ancien, d’une nouvelle manière.

"L’opposé du communisme n’était pas le capitalisme, mais l’Europe." En une phrase   , Tony Judt résume le sujet de son livre et sa thèse sur l’histoire de l’Europe depuis 1945. Pour beaucoup de peuples d’Europe centrale et orientale, il fut en effet indispensable, après 1989 d’échanger "le mythe raté du socialisme contre la fable réussie de l’Europe." A partir de cette idée maîtresse, qui prend tout son sens dans la quatrième partie de son livre, on peut suivre la ligne que s’est fixée Tony Judt.

L’historien anglo-américain affirme pourtant, dès l’introduction d’Après-guerre, ne pas avoir de ligne : "Je n’ai pas de grande théorie de l’histoire contemporaine de l’Europe à proposer dans ces pages." De sa bonne synthèse, qui risque à chaque chapitre d’être une simple compilation un peu banale, se dégagent néanmoins trois idées principales, entremêlées dans les "passés compliqués" européens et qui ont contribué, selon l’auteur, à la genèse de l’Europe : le communisme, la question de la Shoah et la relation à l’Amérique.


La théorie des dominos

Comme pour les peuples de l’Est - dont il décrit minutieusement l’entrée en dictature et la sortie vers la démocratie avec les révolutions de 1989 - le communisme constitue pour Tony Judt l’élément central de l’histoire européenne. Il lui consacre plusieurs chapitres : ils sont naturellement sévères sur l’immédiat après-guerre, la création du mur de Berlin, ou l’attitude occidentale face au printemps de Prague, à l’invasion en Afghanistan ou "l’état de guerre" en Pologne ; ils deviennent plus originaux sur la censure, l’économie soviétisée et le courage par temps de dissidence ; et ils se terminent dans l’enthousiasme entre 1981 et 1989 lorsque Judt décrit "la chaudière", ce long et lent processus de libération de l’intérieur, Solidarnosc, la charte 77, Gorbatchev et la fin du communisme.

Sa lecture de ce qui restera l’élément historique majeur de la seconde partie du XXème siècle est somme toute classique. Son analyse de la chute commence avec le Pape et se poursuit avec le "désastre afghan", Tchernobyl, et même la télévision. Fort heureusement, Judt réussit à décrire à la fois une histoire globale et des histoires nationales, singulières, avec les différentes facettes, souvent contradictoires, bien que chronologiquement concomitantes, de la chute du communisme. De cette histoire, racontée de manière alerte, et qui multiplie les égratignures à l’égard de François Mitterrand - très justement accusé par Judt d’avoir été un contre-révolutionnaire   - la figure massive de Gorbatchev domine. L’historien décrit le personnage, l’apparatchik, dans sa banalité même, et pourtant aussi, à travers lui, son testament grandiose. "Il n’avait certainement aucune idée de ce qu’il faisait ; l’eût-il su qu’il en aurait été horrifié" écrit Judt qui détaille minutieusement la "théorie des dominos" qui provoque l’ébranlement puis la fin du système. Si de multitudes facteurs ont contribué à cette révolution qui frappe, encore aujourd’hui, autant par sa rapidité que par sa (relative) absence de sang versé, Gorbatchev reste la clé : "la vérité séminale de 1989 : si les foules, les intellectuels et les dirigeants syndicaux d’Europe de l’Est ont gagné la troisième guerre mondiale, c’est, tout simplement, que Mikhaïl Gorbatchev les a laissés faire." Et Judt de conclure, contre une idée reçue aux Etats-Unis : "Nonobstant l’autocélébration qui tient lieu d’histoire officielle, Washington n’a pas abattu le communisme : le communisme a implosé de son propre chef." On ne sait si l’auteur utilise pour son récit, les sources désormais abondantes sur cette période, on ne sait s’il a consulté des archives inédites ou interrogé des acteurs nouveaux   , mais on lit, peut-être pour la première fois avec autant de clarté et de distance, l’histoire de la fin de l’illusion communiste.

Une véritable réconciliation de la « vieille » et de la « nouvelle » Europe

Le communisme est donc le fil récurrent de tout le livre. Cette vision, classique chez les intellectuels américains qui ont grandi sous la guerre froide, et qui, de Partisan Review à Dissent, ont toujours été très anti-communistes, constitue une lecture bienvenue pour les Européens "de l’Ouest" qui ont souvent eu tendance à oublier le sort des peuples de l’Est jusqu’en 1989   et ont, depuis, eu tendance à tourner la page du communisme comme si celui-ci n’avait jamais existé. Tony Judt réussit ainsi à raconter l’histoire des deux moitiés de l’Europe d’après-guerre sans les isoler l’une de l’autre comme l’ont fait beaucoup d’historiens – souvent d’ailleurs des historiens de la moitié occidentale du continent. Ici se noue l’apport principal du livre : en déplaçant le point de vue, en recentrant la perspective européenne comme réaction à l’idée communiste, l’auteur contribue à une véritable réconciliation de la "vieille" et de la "nouvelle" Europe. En toile de fond apparaît alors une relecture nécessaire pour les Européens de l’Ouest de ce qu’a été le cauchemar communiste : à terme, toutes les circonstances atténuantes qui tolèrent encore des partis "communistes" ou des projets "socialistes" à l’Ouest - et d'abord ces mots -, semblent vouées à la disparition ne serait-ce pour qu’un dialogue réel soit possible avec les peuples d’Europe centrale et orientale.

"Le pire, dans le communisme, c’est ce qui vient après", a dit Adam Michnik. A l’histoire magnifique et inattendue de l’éclatement du bloc socialiste en 1989 a succédé la fragmentation des grandes fédérations d'Etats (la Tchécoslovaquie, l’URSS) et, bien sûr, le drame yougoslave. Sur fond de "communisme national", le récit de Judt devient plus amer et plus triste : il rend bien compte de la naissance de la crise yougoslave, des guerres slovènes et croates et du drame bosniaque. Sans parti pris, il fait la chronique des erreurs dramatiques, des crimes terribles, perpétrés par tous les bords, mais attribue la responsabilité première à Slobodan Milosevic et aux nationalistes serbes. De Sarajevo à Srebrenica   , et bientôt au Kosovo, Tony Judt montre comment quelque chose de l’idée européenne a été atteint sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Les crimes contre l’humanité, les génocides, la promesse du "plus jamais ça", sont redevenus réalité en Europe à la fin du XXème siècle.


De la question juive à la question américaine

Au-delà du communisme, matrice essentielle, la question de la Shoah apparaît à Tony Judt comme également fondatrice de l’idée européenne. L’auteur d’ailleurs, et assez étrangement – car on aurait plutôt attendu une conclusion en forme d’essai sur l’idée européenne – a choisi de consacrer entièrement l’épilogue de son livre à la Shoah et à son historiographie. Le mouvement de la mémoire, qui doit aller de l’Est vers l’Ouest sur le communisme, nécessite cette fois une prise de conscience de l’Ouest vers l’Est. Les pages que Judt consacre aux Juifs sous le communisme, le révisionnisme des historiens, des hommes politiques et des intellectuels de l’Est sur la Shoah sont importantes.

Enfin, et les trois thèmes sont bien sûr liés, c’est tout le rapport aux États-Unis, les relations compliquées entre l’Europe et l’Amérique, qui constitue la troisième clé de lecture du livre de Judt et partant de sa vision de l’Europe. Ici, l’auteur anglo-américain se montre particulièrement indépendant et du discours europhobe américain et même du discours euro-sceptique britannique. Pour Judt, l’idée européenne constitue une volonté de s’émanciper de la tutelle américaine : elle fut dans les années 1950-1970 un moyen d’éviter le communisme (en Europe de l’Ouest) sans devenir américain, et après 1989 une chance pour sortir du communisme (en Europe de l’Est) sans dépendre de Washington. En chemin, Judt montre de manière assez convaincante que l’américanisation de l’Europe dans les années 1950-1960 fut moindre que ce que l’on a dit. Surtout, le modèle européen offrait, selon lui, pour les peuples d’Europe centrale et orientale, "une perspective d’abondance et de sécurité, de liberté et de protection" ; et Judt de résumer son propos d’une formule maladroite : "On pouvait avoir son gâteau socialiste et le déguster en liberté." Du coup, en quête de cet idéal européen, Judt tente, souvent à tâtons, parfois de manière contre-intuitive, de définir un "modèle européen" qui serait une nouvelle fois à ses yeux une volonté de s’émanciper de l’ "American way of life" et donc de défendre un "modèle social européen". Il constate, sans prendre parti, le désaccord croissant sur les "valeurs" entre les Américains et les Européens – en terme de religiosité, d’avortement, de droit de porter des armes, de peine de mort, d’homosexualité, de culture   , mais aussi quant à une certaine conception de la gouvernance internationale en ce qui concerne les traités, le réchauffement climatique ou la gestion du conflit israélo-palestinien. Au fond, pour l’historien, l’attraction pour l’idée européenne c’est aussi une aspiration à un mode de vie. Or, c’est justement cela que les Américains ont tellement détesté dans l’émergence de l’entité européenne, non pas tant la construction communautaire, que le fait que le mode de vie européen risquait de supplanter l’idéal de l’"American way of life" et que les Européens pourraient bientôt vivre mieux que les Américains. Et Tony Judt d’enfoncer le clou lorsqu’il écrit, agile : le "moment américain de l’Europe appartient au passé." Quant à la dernière phrase de son livre, elle est encore plus difficile à admettre, pour ceux qui, au XXème siècle, ont fait le "siècle américain". Judt y laisse entendre du bout des lèvres que le XXIème siècle pourrait bien être européen.

Une vision originale de l’histoire européenne

Livre de synthèse, ouvrage somme, Après-guerre est une mine d’informations, un texte touffu, disparate, un objet un brin insaisissable (bien que très bien écrit, et très bien traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat). Il oscille entre, d’une part, le manuel scolaire un peu besogneux qui tente de parler de tout et de tout le monde   , et d'autre part un livre plus personnel. C’est bien sûr ce second regard, singulier, qui fait œuvre et constitue un apport appréciable à l’histoire de l’Europe. On a dit les ambiguïtés de l’auteur, qui se veut à la fois marxiste et proche de François Furet, en terme historiographique et méthodologique (ici). On s’étonne aussi de ses sources historiques, souvent de seconde main, ou construites à partir de quelques grands acteurs   . Paradoxalement, sa vision reste également très française, et on peut lui reprocher ce prisme, bien qu’il puisse flatter notre égo national. On peut ajouter à ces critiques, une survalorisation des idées sur les hommes, et des idées sur les circonstances historiques, comme si l’histoire intellectuelle était l’histoire. Raymond Aron, Albert Camus, Jean-Paul Sartre restent des acteurs centraux de ce nouveau livre de Tony Judt, comme ils l’étaient dans ses deux précédents ouvrages sur la vie intellectuelle confrontée au marxisme. Bien sûr, le Soljenitsyne de l’Archipel du Goulag, le Milosz de La Pensée captive font aussi leur entrée en fanfare dans le livre, comme l’avocat catholique Tadeusz Mazowiecki ou le journaliste Adam Michnik prennent simplement leur relais, le moment venu, lorsque le livre se déplace vers l’Est et vers la fin du siècle. Ce prisme intellectuel dans la lecture de l’histoire européenne reste une marque de fabrique de l’auteur du début à la fin de son livre-pavé. Enfin, la dimension économique et sociale de l’Europe est assez diluée dans le livre même si l’auteur tente, entre "une manière typiquement européenne de réguler les rapports sociaux" et la protection d’un État-Providence, de la définir. Il y parvient rarement sauf lorsqu’il décrit le rapport si spécifique des Européens de l’Est vis à vis du capitalisme, qu’un Havel saura incarné en étant "notoirement sceptique à l’égard des séductions du capitalisme" et en arrivant à combler le fossé "entre l’égalitarisme mensonger mais séduisant d’un communisme défunt et les réalités inconfortables de l’économie de marché". Du coup, les termes "privatisation", "société civile" et "démocratisation" se sont retrouvés résumés par le terme "Europe" qui, selon Judt – que l’on n’est pas obligé de suivre ici –, réunissait les trois.

En déplaçant nos points de repères, en changeant les perspectives, en donnant une vision originale de l’histoire européenne, le livre de Tony Judt est dès lors très neuf, même s’il traite d’un vieux ancien. Il bouleverse les "maîtres récits" et le catéchisme européen tel qu’il est enseigné en France et détruit les présupposés anti-européens des néo-conservateurs américains. On comprend, dans ces conditions, que Postwar – titre original du livre – ait été étrillé par les néo-conservateurs de Commentary, National Review ou The Weekly Standard. De ce côté-ci de l’Atlantique, il contribuera peut-être à créer une nouvelle réflexion et, ce faisant, sur le communisme comme sur l’américanisme, il participera sans doute à la fondation de ce qu’il appelle une "politique post-idéologique"   laquelle sera très utile pour les gauches européennes.

Dans une polémique célèbre de 2003, Tony Judt avait laissé entendre que l’idée de la création de l’État d’Israël était arrivée trop tard   . Son livre sur l’Europe que les pro-européens trouveront trop sceptique, et les anti-européens trop idolâtre, montre que, pour lui, entre la Shoah et la chute du communisme, l’idée européenne, elle, magnifique et fragile, est arrivée au bon moment.



A lire également autour du livre de Tony Judt :

* Tony Judt avait déjà publié un long article de la New York Review of Books : "Europe vs. America", 10 février 2005 : ici.
* "Naissance de la Guerre froide" : ici.
* "L'Europe à la sauce britannique" : ici.
* "Tony Judt, l'Europe et l'Allemagne : ici.