Une enquête comparatiste sur le développement des théâtres à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

D’abord, il faut saluer la performance. Couvrir quatre "paysages théâtraux", Paris, Londres, Berlin, Vienne, trois langues et un demi-siècle, 1860-1914, c’est une entreprise ambitieuse. À en juger par les institutions remerciées, les collègues, les étudiants mis à contribution, les notes de bas de page indiquant la maîtrise d’une bibliographie polyglotte, tout indique le travail d’équipe et l’enquête lourde, de nombreux séjours à l’étranger et une pratique assidue de discussion internationale de la recherche. C’est donc une histoire nécessitant des investissements linguistiques conséquents et des moyens financiers qui ne le sont pas moins que défend Christophe Charle, critiquant, à juste titre sans doute, une production historiographique trop portée sur les approches monographiques. L’auteur est du reste familier de tels paris : son ouvrage sur Les intellectuels en Europe au XIXe siècle avait ouvert la voie en 1996.


Le fonctionnement social du monde dramatique

Dans la première partie, sur les "sociétés du spectacle", Christophe Charle examine le fonctionnement social du monde dramatique dans toute son amplitude : croissance de l’offre en équipements théâtraux, développement dans chaque capitale d’une géographie théâtrale socialement déterminée, processus de démarcation/élitisation qui se met en place avec "l’haussmanisation théâtrale" et la migration des publics populaires vers d’autres formes du spectacle vivant comme les cafés-concerts ; toutes ces évolutions sont valables bien que différenciées entre les quatre capitales, Paris étant le plus souvent en position de leader, pour le nombre de théâtres comme pour celui des comédiens ; ces derniers adoptent à la fin du siècle une forme de "star system" qui contribue à faire émerger des "étoiles" aptes à lutter avantageusement sur un marché de plus en plus concurrentiel depuis la libéralisation politique et économique des années 1860. De cette étude à la fois large et minutieuse sur les directeurs de théâtre, les comédien(ne)s et les auteurs à succès, que retient-on ? Une forme de souffle dans la saisie d’un monde élargi, central pour l’économie imaginaire du siècle, à la fois trivialisé et plus riche dans la diversité des petits emplois du théâtre, des directeurs véreux et des stratégies de reconnaissance. Un peu comme Pierre Bourdieu revendiquait au début des Règles de l’art de parler non littérairement de la littérature et en brisait l’aura sacrée, Christophe Charle affirme vouloir "s’émanciper de la vision enchantée" de la chronique théâtrale.

Cette classique opération de banalisation sociologique permet de faire émerger un paysage plus divers, plus coloré, plus réel, plus vrai peut-être, et d’échapper au double tamisage drastique de la postérité et de l’histoire théâtrale traditionnelle se cantonnant aux quelques noms qui ont pu échapper à l’épreuve du temps. Ainsi, le personnage du directeur de théâtre est une figure régulièrement conspuée, méprisée pour ses goûts commerciaux et anti-artistiques, alors qu’il apparaît comme une cheville essentielle du spectacle théâtral : flibustier du théâtre ou plus classiquement gestionnaire tranquille d’un théâtre subventionné, les aléas de sa carrière montrent à quel point l’entreprise théâtrale s’inscrit dans un capitalisme concentré (les entreprises théâtrales comptent en moyenne environ 200 personnes) et risqué. Sa vie est souvent un roman. De même, Christophe Charle se réapproprie ce que la révolution esthétique naturaliste et symboliste des Antoine et des Lugné-Poé à la fin du XIXe, et à leur suite, de toute l’esthétique théâtrale avant-gardiste du XXe siècle, de Copeau à Vilar, a rejeté d’un même mouvement de dégoût et de mépris : le "Boulevard", ce théâtre bourgeois d’un siècle bourgeois dont seuls quelques noms restent : Feydeau, Scribe, Émile Augier, Labiche, Dumas fils…..Là encore, c’est un monde disparu qui se trouve exhumé, celui des auteurs à succès sans prétention littéraire particulière, celui de véritables industries de l’écriture où les emprunts et les circulations par le biais de traductions sauvages sont pléthore, celui enfin qui produit du texte pour l’énorme machine théâtrale qu’il faut alimenter jour après jour à Paris comme à Berlin, à Londres comme à Vienne.

Le deuxième apport est lié cette fois à l’écart pratiqué grâce à l’échelle adoptée et à la dimension comparative. Les dynamiques à l’œuvre sont montrées dans leur déploiement transnational et les spécificités nationales n’apparaissent qu’en fin de parcours. Ainsi, malgré une abondante littérature larmoyante autour des risques et des mésaventures du métier de comédienne, la fascination pour les planches ne cesse de grandir partout au cours du siècle, atteignant  une grande partie des milieux sociaux : les comédiens ont une origine sociale ni vraiment populaire (contrairement à quelques figures d’ascension sociale miraculeuse comme Rachel) ni vraiment bourgeoise, encore que Christophe Charle enregistre une véritable légitimation du métier d’actrice qui en fait une possibilité pour certains éléments ousiders de la bourgeoisie à la fin du siècle. Néanmoins, un vrai tri social existe qui cantonne les moins dotés d’entre-)eux dans des emplois modestes que la multiplication des formes mixtes leur offre de plus en plus. La croissance globale du nombre de comédien(ne)s ainsi que la diversification des emplois, la professionnalisation, tout cela se retrouve à Paris, Londres, Berlin ou Vienne ; mais seule cette dernière capitale offre aux acteurs et actrices célèbres une véritable intégration sociale dans les cercles bourgeois les plus huppés. De même, la mutualisation et l’organisation professionnelle du monde des acteurs ou des auteurs sont communes à ces différents espaces mais s’effectuent selon des rythmes différents, qui attestent d’un processus d’autonomisation du champ théâtral différencié dans le temps. La France est particulièrement précoce dans la prise de conscience et la prise de pouvoir des auteurs dramatiques, avec la création dès 1829 de la SACD (Société des acteurs et compositeurs dramatiques) qui, jusqu’aujourd’hui, gère le statut et les droits d’auteur de la profession.


L'être-ensemble du théâtre vivant

La deuxième partie, les "sociétés en représentation" tente de saisir l’être-ensemble du spectacle vivant, la confrontation réelle entre le monde de la salle et le monde représenté sur la scène, cet aller-retour subtil de représentations, d’identifications, de normes et de transgressions où l’activité théâtrale est à la fois moteur (création de stéréotypes, de personnages, de valeurs), cristallisateur (scandales, succès) et reflet de l’évolution de sociétés urbaines en pleine mutation. Dans la période circonscrite par cet ouvrage, le théâtre apparaît en effet au sommet de son amplitude symbolique et sociale comme caisse de résonance des aspérités, des troubles, des espoirs et des contradictions du monde citadin de l’Europe fin de siècle. Du fait de la coexistence physique des spectateurs et du monde imaginé de la scène, c’est aussi un lieu politique à part entière. Autant dire que cette partie était la plus risquée pour une socio-histoire plus habituée à étudier des positionnements, des itinéraires, les armatures matérielles et sociales des œuvres plutôt qu’en examiner le contenu, laissé en pâture, non sans quelque mépris parfois, aux littéraires. Là encore, Christophe Charle ne recule pas, faisant fi des petits arrangements de la profession. Deux choses, entre autres – car il est impossible de saisir ici la matière énorme que brasse le livre - caractérisent sa démarche d’investigation qui enregistre sans doute une évolution dans la réflexion personnelle de l’auteur autant que dans l’évolution de l’histoire de la culture : tout d’abord, le refus du simplisme sociologique et des découpages pré-établis d’une histoire sociale de la culture, qui depuis Roger Chartier, a effectué sa révolution copernicienne. Christophe Charle note certes des ajustements sociaux à l’œuvre entre chaque public et sa salle mais il conclut d’une manière beaucoup plus dynamique en remarquant la grande porosité entre les genres, les publics, les acteurs, le côté multipolaire des champs théâtraux : ça circule entre une prétendue "culture populaire", une "culture de masse" en formation et une "culture d’avant-garde" qui recycle bon nombre d’inventions dont elle hérite autant qu’elle rejette.

Deuxième élément : tout le livre, mais particulièrement la deuxième partie et le chapitre 8 consacré à l’étude des représentations véhiculées dans la matière du texte théâtral, met en scène les résultats mais aussi les protocoles de l’enquête, ses approximations, ses impasses, ses paris. Ainsi, au moment d’aborder le délicat problème du contenu des textes, l’auteur nous entretient longuement de l’échantillon choisi, des exigences d’une histoire vraiment historienne du théâtre qui ne considère l’œuvre ni comme un simple document ni comme une création sacrée. Avant de plonger dans le monde froid de la spéculation et de ses vices évoqué dans Les affaires sont les affaires par Octave Mirbeau (1903), de la représentation des affrontements entre ancienne bourgeoisie et classe de parvenus, et avant de traquer la modeste percée de la question sociale, de l’émergence d’actrices aux rôles transgressifs annonciateurs de la "femme nouvelle" d’Ibsen, l’auteur nous livre ses hésitations et insiste sur l’illusion qu’il y aurait à voir dans cet échantillon de 106 pièces, choisies entre 1852 et 1900, une vision fidèle d’un monde tellement chatoyant et pluriel qu’il échappe.

À côté des chiffres qui s’amoncellent et des tableaux patiemment élaborés et qui serviront de point de départ pour d’autres recherches, il y a comme une inquiétude qui perce de plus en plus. Dès lors, Théâtre en capitales peut aussi se lire comme le journal, parfois embarrassé, d’un chercheur qui, conscient de ses limites, a suffisamment d’ambition et d’appétit pour tracer les vastes horizons d’une science idéale. Il rêve de "plusieurs vies savantes" et  nous fait partager, avec beaucoup d’honnêteté, les grandeurs et servitudes de l’historien à la recherche de l’homme moyen du XIXe siècle dont il convoque les traces avec une sorte d’héroïsme désespéré

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre