Suite à l'annonce de la nouvelle édition du Robert le mois dernier, nonfiction est allé recueillir les réactions du linguiste Pierre Encrevé, qui fut auprès du Premier ministre Michel Rocard le défenseur de la réforme de l’orthographe de 1990.
 

nonfiction.fr : Que pensez-vous de la démarche du Robert qui propose, dans sa nouvelle édition, deux orthographes possibles pour un seul mot ?

Pierre Encrevé : Vieux motard que jamais ! En 1991, le Petit Robert avait été "prudentissime" sur les rectifications de l'orthographe proposées par le Conseil supérieur de la langue française et acceptées comme correctes par l'Académie française. Le Dictionnaire de l'Académie avait fidèlement présenté les variantes nouvelles en plus des formes traditionnelles dès 1991 et à chaque nouveau fascicule. Le Larousse en a offert de plus en plus avec les années. Le Hachette propose, lui, toutes les rectifications depuis 2007, ainsi que de plus en plus nombreux logiciels de correction orthographique. Depuis que le ministère de l'Éducation nationale français les a lui-même, en avril, discrètement recommandées aux professeurs des écoles, il était devenu indispensable pour le Petit Robert de faire un geste significatif dans ce sens. Mais il reste sélectif dans ses choix parmi les variantes correctes proposées, ce qui est bien son droit.


nonfiction.fr : Le rôle d'un dictionnaire n'est il pas de faire un choix clair et de proposer qu'une graphie ? Car s'il y'en a deux, pourquoi pas une infinité ?

Pierre Encrevé : Au contraire, le dictionnaire doit refléter l'usage dans toutes ses variantes principales. Donner autant de choix que le Dictionnaire de l'Académie française, c'est bien le minimum exigible d'un ouvrage de référence dans l'enseignement... En 1998, la France s'est enfin décidée à modifier profondément l'orthographe morphologique en acceptant, comme variantes recommandées, les féminisations qui étaient devenues officielles en Belgique, en Suisse et au Québec, et les dictionnaires les ont reprises. Il était grand temps, en 2008, de diffuser largement les prudentes propositions de la réforme de l’orthographe de 1990 pour l'orthographe lexicale, non?


nonfiction.fr : Pourquoi, selon vous, assiste-t-on parfois à tant de réactions "passionnées" lorsque l'on parle de l'orthographe ?

Pierre Encrevé : Parce que les Français ignorent généralement tout de l'histoire de l'orthographe du français, langue dont ils semblent souvent penser qu'elle est la propriété privée de la France alors qu'on parlait français à Québec, Bruxelles ou Genève quand la langue commune était toujours la langue d'oc à Toulouse, l'alsacien à Strasbourg, le breton à Quimper et le basque à Bayonne. L'orthographe du français n'a pas cessé de varier depuis qu'on écrit cette langue, et c'est l'Académie qui a joué le rôle principal dans cette métamorphose continue des formes des mots, avec les nombreuses variantes co-existantes que cela entraîne dans les usages. Mais les français ont toujours tendance à croire que chaque mot possède, de toute éternité, dans le ciel des idées une forme graphique unique et perpétuelle à laquelle, par on ne sait quelle magie, les dictionnaristes et eux seuls auraient accès. L'École des "noirs hussards" chers à Péguy a beaucoup fait pour enraciner et répandre cette croyance naïve, fondée sur une ignorance soigneusement entretenue parce qu'indispensable à légitimer la sélection par l'orthographe. L'orthographe est une production culturelle multiple, complexe, et continue des écrivains, éditeurs, imprimeurs, lexicologues et lexicographes ainsi que des usagers ordinaires dont les prétendues "fautes" finissent souvent par s'imposer lorsqu'elles rectifient l'arbitraire de la convention.




nonfiction.fr : Quel regard portez-vous sur les nouvelles formes de langages (sms,.. ) ? Comment voyez vous l'avenir de l'orthographe ?

Pierre Encrevé : Je vois l'avenir de l'orthographe lié au développement de l'informatique miniaturisée, bien sûr. La graphie libre des SMS est une utilisation exemplaire du droit imprescriptible formulé par l'article XI de la déclaration des Droits de l'Homme : "/Tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de cette liberté dans les cas déterminés par la loi/": comme il n'existe aucune loi imposant une forme quelconque d'orthographe, chacun peut écrire librement dans la forme graphique de son choix, sauf dans le système scolaire où s'imposent les usages académiques (avec leurs variantes). Par consentement général, le français imprimé en France suit majoritairement l'orthographe (légèrement variable de l'un à l'autre) des dictionnaires, qui eux-mêmes changent régulièrement pour suivre les nouveaux usages. À terme, les français, comme tous les usagers de n'importe quelle langue écrite, devraient confier globalement la mémorisation de l'orthographe lexicale à leurs divers ordinateurs, comme ils ont fait pour le calcul, se contenter de retenir quelques centaines de formes courantes, et se concentrer sur la mémorisation de l'orthographe grammaticale (accords). On pourrait alors cesser de juger les gens sur leur maitrise de l'orthographe d'usage en confondant intelligence et mémoire mécanique, et l'École pourrait peut-être enseigner quelques rudiments d'histoire de l'orthographe, partie essentielle de l'histoire de la langue

 

*À lire également sur nonfiction.fr :

- L'article de Julie Urbach sur l'édition 2009 du Robert.