D. Moïsi dessine les contours de trois émotions - l'espoir, l'humiliation et la peur - pour décrire le monde en mouvement.

Au lendemain des élections présidentielles américaines, dans l’épicentre du tremblement de la terre financière, dont les secousses pourraient atteindre les pays émergents, alors que le terrorisme, la violence semblent moins contenus que jamais, nous sommes en droit d’attendre de la part des intellectuels des tableaux globaux répondant à notre soif de comprendre. La "fin de l’Histoire" de Fukuyama ou le "choc des civilisations" de Huntington ayant déçu, Dominique Moïsi nous propose de nous tourner vers les émotions pour comprendre les soubresauts du passé récent, ceux du présent et du futur. Un essai ambitieux, qui dessine la carte de trois émotions, l’espoir, l’humiliation et la peur, pour décrire le monde en mouvement. Bien que l’auteur affirme au détour d’une page en introduction que son projet consiste davantage à éviter d'oublier les émotions du tableau, plutôt que de les mettre au centre, c’est à une mise à jour importante du paradigme géopolitique que veut contribuer Dominique Moïsi.

En effet, sa thèse est qu’après le XXème siècle, celui des États-Unis et de l’affrontement des idéologies, le XXIème est celui de l’Asie et de l’identité. La confiance, en soi, en les autres, est devenue le maillon géopolitique essentiel, et se décline en trois : confiance dans le futur, c’est l’espoir porté par les deux géants asiatiques, la Chine et l’Inde, absence totale de confiance, c’est l’humiliation vécue par les pays musulmans, défiance de l’autre et c’est la peur qui s’installe dans les sociétés occidentales. Portrait schématique, mais c’est bien le but de l’auteur : permettre d’interpréter un grand nombre d’évènements, d’information, de façons d’être de différentes cultures que nous ne pourrions pas expliquer autrement.

En trois chapitres descriptifs, chacun consacré à une émotion et une aire géographique et culturelle (en un sens large), Moïsi montre par exemple que la patience chinoise vient de l’espoir de son influence future, qui explique que l’Empire du Milieu ne cherche pas à imposer sa puissance mais à se développer. De même, sur un mode très différent, pour les entrepreneurs indiens. À l’inverse, c’est le sentiment du déclin qui domine le monde musulman. Frustrations de classes éduquées mais qui n’ont pas le statut promis, des immigrés dans les pays occidentaux, rejetés et discriminés, du Moyen-Orient et de l’Iran paralysés par la haine d’Israël. Et en Occident, la peur d’un monde qui change, où la stabilité de l’affrontement Est-Ouest a laissé place à la montée de l’Orient, qui inquiète, et de nouvelles violences, qui viennent frapper jusqu’au cœur des sociétés qui se sentaient protégées.

Ce déroulement, à l’intrigue captivante, a aussi des faiblesses. Sur le plan conceptuel  d‘abord, les moyens ne sont pas à la mesure de l’ambition. La rationalité n’est jamais bien loin des émotions, comme par exemple quand la Chine préfère ne pas dilapider sa crédibilité comme partenaire international et s’appuie sur sa confiance dans le futur. Realpolitik teintée de propagande à l’égard du peuple, ou réel espoir implacable d’une puissance à venir ? Moïsi ouvre parfois le parapluie des émotions le plus grand possible pour y récupérer un maximum de faits, mais ce faisant, il en oublie les définitions initiales, et est trop général pour avoir une vraie force explicative.

Pourtant, de nombreux sociologues, comme Ronald Inglehart, se sont penchés sur le rôle des valeurs "postmodernes", qui auraient supplanté l’intérêt personnel ou national comme moteur de l’action. 

Utiliser leurs méthodes ou leurs définitions auraient permis d’être bien plus précis et convaincant. De plus, reposant davantage sur des anecdotes personnelles que sur des enquêtes de terrain, même de seconde main, le livre aurait pu et dû être plus informatif. Enfin, il rejette dans un chapitre un peu négligé les continents aussi importants que l’Amérique Latine et l’Afrique Sub-saharienne, qui ne parviennent pas assez à rentrer dans le cadre initial.

Mais incontestablement, malgré ces faiblesses, La géopolitique de l’émotion fait partie de ces livres qu’on a envie d’aimer. Il contient des appels répétés, mais jamais creux, à la tolérance, et des propositions en terme de laïcité et d’égalité pour y parvenir, se prononçant par exemple pour l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne ou la nécessité d’un accroissement du rôle des femmes dans toutes les sociétés et plaide, évidemment de manière peu innocente alors que le livre est à paraître aux Etats-Unis peu après les élections,  pour une politique occidentale ayant « l’Audace de l’Espoir » (en référence à Barack Obama). Bref, c’est un essai qui a une thèse forte, qui brasse de nombreuses idées, qui porte une émotion dont l’auteur témoigne à plusieurs reprises : un optimisme teinté d’une expérience personnelle du tragique de l’histoire