Recueillant les confidences d’Étienne Daho, Christophe Conte revient sur le parcours de cette figure essentielle et singulière de la scène musicale française.

 

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Un héros d’un autre temps

Même si sa figure domine la scène musicale française depuis plus de vingt-cinq ans, Étienne Daho demeure un mystère. Et un mystère qui a su se faire respecter. À l’heure où fleurissent tant de biographies à deux balles déflorant des "pipoles" n’ayant même pas encore atteint l’âge de la maturité, il est remarquable qu’il ait fallu attendre jusqu’à aujourd’hui pour voir Christophe Conte – critique musical émérite, qui plus est – s’attacher le premier   à retracer ce parcours aussi riche de rencontres et chargé de romanesque, la trajectoire à la fois cahoteuse et rectiligne, éternellement changeante et toujours constante, d’un éternel jeune homme aujourd’hui quinquagénaire (Daho est né à Oran en 1956).

Les mots de "labyrinthe" et de "mystère" apparaissent d’ailleurs sous la plume du biographe dès les premières lignes d’une introduction dont le titre, Il ne dira pas, reprenant celui de la chanson inaugurale du premier album d’Étienne Daho, Mythomane (1981), dit bien ce qu’il veut dire : l’homme est passé maître aussi dans le maniement de la pudeur, il ne se livre pas facilement et protège jalousement sa vie privée. Cela aussi accrédite cette impression que peut avoir quiconque s’intéresse un peu à son parcours : Étienne Daho est en quelque sorte une vedette "à l’ancienne", un "héros d’un autre temps" aurait pu dire Lermontov – à la fois "superstar et ermite", pour reprendre le titre de la biographie que Daho lui-même consacra en 1987, avec son ami le musicien et journaliste Jérôme Soligny, à l’une de ses grandes idoles, Françoise Hardy.
 
Non qu’il ne soit pas moderne (son inaltérable passion de la musique et son inextinguible curiosité lui ont permis, au contraire, d’être en permanence à l’affût des nouveaux courants artistiques, et de les intégrer régulièrement à son propre travail). Non qu’il soit adepte de la tour d’ivoire (solitaire friand de rencontres, l’homme, confirme Christophe Conte, est d’une extrême gentillesse). Mais Étienne Daho, qui s’est profondément nourri d’une certaine mythologie rock et d’admirations œcuméniques (de Françoise Hardy au Velvet Underground, du groupe Suicide à la soul music du label Motown), est quelqu’un qui, comme le pointe très bien son biographe, a fantasmé son rapport à la musique avant de le vivre. Et qui, malgré les phases d’épuisement, d’abattement ou d’égarement naturellement liées au succès – ce "piège pour détourner un artiste de l’essentiel" dont parle Chris Marker – et à ses corollaires (la surexposition médiatique, la surexploitation commerciale), ainsi qu’à une histoire personnelle complexe, aura toujours réussi à rebondir, et continue, vingt-huit ans après ses premiers pas sur la scène des Transmusicales de Rennes, de jouir d’une crédibilité intacte. "Dorian Gray new-wave", Daho a réussi à entourer son personnage d'une aura quasi mythique, digne de ces stars d’un certain âge d’or auquelles il a adressé de fréquents clins d’œils dans ses chansons – l’actrice Gene Tierney ou l’Audrey Hepburn de Diamants sur canapés). C’est cela aussi qui fonde une partie du "mystère Daho".

C’est donc à un héros paradoxal, ou plutôt janusien – prisant l’abandon autant que la retenue, l’ivresse autant que la discrétion, à la fois profondément ancré dans la vie et toujours ailleurs, insubmersible et intouchable –, que s’est attaqué Christophe Conte : à un artiste évoluant à la fois dans l’instant (dans l’instinct) et dans le mythe – toutes choses qui ne sont pas faciles à mettre en mot – bien loin, en tout cas, des clichés de "gendre idéal" ou d’éternel "fan de" auxquels on a trop souvent voulu le réduire. Derrière son côté lisse ou consensuel, on devine un être plein de zones d’ombres, en lequel couvent en permanence de bien singulières flammes. "À l’origine de cette biographie, il y avait ainsi cette envie de distordre l’image publique d’Étienne Daho ou en tout cas de la rendre plus fidèle à la vision mieux affûtée qu’en ont ceux qui connaissent en détail son travail" ; d’ "aller à rebours des clichés simplificateurs (…) sans chercher pourtant à tout prix le contre-courant."

 



À cet égard, cette Histoire d’Étienne Daho tient parfaitement ses promesses. Elle retrace, force anecdotes à l’appui, les grandes étapes d’une carrière qui a débuté le 18 décembre 1980, sur la scène des Transmusicales de Rennes donc : une ville qui est alors l’un des principaux creusets de la scène post-punk française, et dont le plus flamboyant symbole, le groupe Marquis de Sade, accompagne ce soir-là le chanteur en herbe, jusqu’à présent connu dans la ville pour ses goûts irréprochables, et pour avoir organisé un concert d’un autre groupe phare, les Stinky Toys, détonant combo emmené par Elli Medeiros et Jacno, alors compagnon de celle-ci. C’est ce dernier qui finira par produire, en 1981, l’album Mythomane, paru chez Virgin France – et trente ans après, Elli comme Jacno continuent d’accompagner le parcours d’un chanteur dont ils ont parrainé les premier pas.

Car l’étonnante carrière d’Étienne Daho est avant tout – et c’est ce qui frappe aussi à la lecture de ces pages – une affaire de rencontres et d’amitiés. Cette incroyable bonne étoile, qui lui a permis de réaliser ses rêves les plus fous et de rencontrer nombre des musiciens qui nourrissaient son panthéon personnel (Nico, Françoise Hardy, Serge Gainsbourg, Jacques Dutronc, Brigitte Fontaine, etc.), voire souvent de travailler avec eux, est aussi une affaire de talent. Les bonnes étoiles ne brillent que pour ceux qui savent les reconnaître et qui ont le courage de les suivre ; et les grands artistes se reconnaissent aussi à leur intelligence humaine, leur faculté de fédérer autour d’eux un réseau d’affinités électives. Persuadé dès l’adolescence que pour lui, ce serait "la gloire ou le caniveau", Étienne Daho a su conjuguer une sincère soif de rencontres artistiques avec une capacité de travail, une ambition et une exigence artistiques peu communes, pour occuper la place à part qui est la sienne sur l’échiquier de la "chanson française", à mi-chemin entre le rock et la variété : deux catégories entre lesquelles il a toujours refusé de choisir, leur préférant, fidèle à ses amours anglo-saxonnes, le terme générique de "pop".

C’est tout cela que décrit Christophe Conte, en s’attachant tout particulièrement aux étapes qui ont conduit à ce que l’on a appelé, dans la deuxième moitié des années 1980, la "Dahomania" (le récit des dix premières années de la carrière du chanteur occupe plus de pages que celui des vingt suivantes). Pour cela, l’auteur peut d’une part compter sur une solide érudition, et sur un style dont les lecteurs des Inrockuptibles connaissent déjà la fluidité et le sens de la formule   .

Animé d’un constant souci didactique, aiguillé aussi par un louable désir de faire, comme son modèle, partager ses admirations (pour les Beach Boys, Burt Bacharach ou pour l’album Mobilis in Mobile de L’Affaire Louis Trio), on souhaite à ce livre de donner envie à nombre de lecteurs, comme a pu le faire Daho avec sa musique, de s’aventurer plus avant dans le dédale des noms – un Who’s Who de plusieurs décennies de rock – qui ont croisé ou influencé son parcours, qu’ils soient musiciens de tous les pays (Marquis de Sade, William Orbit, Saint-Etienne…), plasticiens (Guy Pellaert, Pierre & Gilles), cinéastes (Michel Gondry, Jean-Pierre Jeunet, Olivier Assayas), stylistes (Hedi Slimane), etc.

La déférence qu’il manifeste envers son sujet n’empêche pas Christophe Conte d’affirmer des préférences (La Baie, effectivement l’une des plus belles chansons de Daho) ou de pointer les semi-échecs. Il ne se prive pas non plus d’entrer dans les détails techniques : malgré quelques approximations parfois (la mystérieuse opposition entre "analogique" et "électronique" qui est faite à la page 235), on prend plaisir à suivre le musicien en studio et à assister à la genèse de ces chansons qui sont entrées dans nos mémoires, genèse parfois miraculeusement limpide, parfois étonnamment poussive. (Ce livre rappelle au passage que certaines maquettes possèdent une magie que les sortilèges du studio sont parfois impuissants à reproduire : voilà d’ailleurs une bonne idée de projet à souffler à la maison de disques Capitol que celle d’une compilation des meilleures maquettes d’Étienne Daho, qui témoignerait de son travail de musicien au moins aussi bien qu’un énième album live…)

 



Ce faisant, l’auteur nous fait traverser trois décennies de musique en France et d’évolution de l’industrie du disque, affirmant en passant quelques louables coup de gueule (contre cette soupe populaire que l’on qualifie parfois de "variété", contre le téléchargement illégal). Il montre combien, à l’échelle française, Daho a joué le même rôle qu’un David Bowie ou une Björk : celui d’un passeur, d’un "vulgarisateur" au sens noble du terme, ingérant les courants musicaux les plus avant-gardistes pour les intégrer à sa musique. Moins cynique que le premier, moins expérimental que la seconde, il a été un déclencheur considérable, justement, à l’échelle française. "L’œuvre déjà accomplie est immense mais l’est plus encore ce qu’elle aura initié, inspiré, stimulé ou libéré", écrit Christophe Conte : sans parler de tous ceux dont il aura contribué à relancer les carrières (Daniel Darc, Françoise Hardy, Brigitte Fontaine, Sylvie Vartan, Lio, Dani…), Daho fait partie de ceux qui, à l’instar d’un Dominique A à la décennie suivante, ont convaincu nombre de musiciens hexagonaux qu’il était possible de conjuguer influences anglo-saxonnes et chant francophone.

D’autre part, Christophe Conte a surtout bénéficié, dans son entreprise, du concours du principal intéressé. Outre les nombreux témoignages qu’il a glanés auprès de ceux qui l’ont côtoyé (sa famille, ses amis, ses collaborateurs), il a surtout pu recueillir les confidences d’Étienne Daho lui-même. Et, en dehors de son exhaustivité (et son exactitude) factuelle, celles-ci font tout le prix d’un ouvrage dans lequel, pour la première fois, Daho revient largement sur ses années d’enfance en Algérie et sur ce trauma fondateur : la fuite de ce père qui portait le même prénom que lui (d’où le nom d’Étienne Daho "Junior" qu’il a utilisé à ses tout débuts), abandonnant le foyer familial en pleine guerre d’Algérie, alors que son fils était enfant. Certes, le musicien avait déjà ouvert une brèche sur ce passé avec la chanson Boulevard des Capucines parue sur son dernier album en date, L’Invitation, dans lequel il évoque la lettre que son père lui écrivit après avoir vainement tenté de le revoir lors d’un concert à l’Olympia, un soir de 1986. Christophe Conte s’est engouffré dans la brèche et son livre lève le voile sur ces années d’enfance et d’adolescence qui ont, bien sûr, profondément modelé la personnalité de Daho.

Cela dit, pour l’intime et le psychologique, les amateurs d’anecdotes croustillantes repasseront. La pudeur, la courtoisie et l’intimidante timidité d’Étienne Daho ont, semble-t-il, rejailli sur son biographe, et c’est très bien ainsi. Il faudra vraisemblablement attendre le XXIIe siècle pour voir les fossoyeurs et exégètes déterrer les anecdotes et révéler les failles et les ruptures qui se cachent derrière les blancs de la biographie, derrière ces textes de chansons mariant le doute à l’euphorie. Peu nous importe, pour l’heure, il est vrai : l’histoire continue, et le mystère reste entier, ou presque