Andrew Gelman, statisticien et professeur de sciences politiques à l’université de Columbia, est l’auteur de Red State, Blue State, Rich State, Poor State, essai sur le vote des américains. À la veille du scrutin présidentiel 2008, il a répondu aux questions de nonfiction.fr.

 

 

nonfiction.fr : Le vote des américains est finalement assez mal connu et il fait l’objet d’un certain nombre de mythes. Quels sont les plus communément admis ?

Andrew Gelman : Ils sont nombreux. Par exemple, on dit toujours que, stratégiquement, il vaut mieux faire campagne dans les "swing states". C’est vrai. Ensuite, il y a plusieurs mois, on entendait dire qu’Obama faisait une mauvaise campagne, puisqu’il n’était pas en tête dans les sondages. C’est faux. En fait, les premiers sondages sont certes importants, mais ils ne vous apprennent rien sur l’issue du vote. Pour cela il faut en fait attendre octobre.

D’autre part, après que McCain ait choisi Palin come colistière, on a vu dans les sondages que beaucoup de conservateurs se tournaient enfin vers le sénateur de l’Arizona. Or, ils l’auraient choisi de toute manière. Ce choix a juste eu un effet sur le timing de leur décision plus que sur son issue, finalement. De même, un autre mythe existe qui dit que le choix du candidat est important pour le vote. Or, on peut prédire les votes en fonction des partis plus que des candidats.

Enfin, selon une autre idée reçue, les riches voteraient en fonction de critères économiques et les pauvres voteraient "god and guns". En réalité, la fréquentation religieuse aide à prédire un vote républicain chez les riches beaucoup plus que chez les pauvres.

 

nonfiction.fr : Cette élection 2008 est-elle cohérente avec les tendances que vous décrivez dans votre livre ou bien voyez-vous des phénomènes nouveaux émerger ?

Andrew Gelman : Au cours des trente dernières années, la position relative des États a beaucoup changé. Avant, il n’y avait pas de corrélation entre le revenu d’un État et le vote de cet État. Aujourd’hui, le sud du pays (États pauvres) est passé de démocrate à républicain, c’est ce que je décris dans mon livre.

Mais cette élection est différente pour plusieurs raisons. La dimension raciale, par exemple, est nouvelle. Un facteur émergent concerne aussi le vote des jeunes. En effet, depuis 2004 les jeunes votent davantage démocrate que les électeurs plus âgés. Or, le facteur de l’âge joue beaucoup plus dans cette élection-ci, beaucoup plus de jeunes vont aller voter, c’est donc une nouvelle ligne de division. La carte électorale changera sûrement.

Il se peut également que les républicains soient obligés de changer de politique. Ils ont un peu d’espace pour manœuvrer dans leur politique économique et ça pourrait leur permettre de gagner des voix.



nonfiction.fr : Dans votre livre, Red State, Blue State, Rich State, Poor State, vous décrivez la polarisation qui s’exprime à travers le vote des américains et vous écrivez : “les États-Unis sont un pays divisé plus par la culture que par la classe.”

Andrew Gelman : On explique souvent de deux manières la scission qui existe en Amérique. Une première théorie oppose les buveurs de café de chez Starbucks (Amérique "bleue") aux conducteurs de pick-up (Amérique "rouge"). Ils symbolisent deux visions du monde différentes. La deuxième hypothèse oppose les riches et les pauvres : autrement dit, ceux qui veulent payer moins d’impôts (républicains) et ceux qui veulent une présence accrue du gouvernement (démocrates). Or ces deux récits sont contradictoires : la réalité est que la "culture war" existe bel et bien, et qu’il y a bien des différences réelles entre un habitant du Texas et un newyorkais, mais ces différences se concentrent en haut de la distribution des revenus.

D’autre part, en ce qui concerne la polarisation, il faut ajouter qu’au cours des années les partis se sont aussi éloignés l’un de l’autre. Les différences sont aujourd’hui plus grandes à propos de l’Irak qu’elles ne l’étaient à l’époque du Vietnam.

 



nonfiction.fr : Que pensez-vous des quatre débats télévisés présidentiels et de leur impact sur le scrutin du 4 novembre ?

Andrew Gelman : Déjà, je crois que s’exprimer en termes de "gagnant" ou de "perdant" pour un débat est trompeur. Il existe des preuves selon lesquelles les électeurs votent en fonction des thèmes et ce qu’ils pensent que les partis vont faire une fois au pouvoir. Je ne crois pas que les débats aient beaucoup de poids sur l’issue du vote, d'ailleurs, même quand les candidats y commettent de petits dérapages, il n'y a pas de conséquence tangible sur le scrutin. Même si, bien sur, ces débats servent à informer les électeurs qui veulent en savoir plus sur le contenu des programmes.

Un collègue politologue avait prévu il y a quelques mois la victoire d’Obama à 53%, en fonction de la situation économique. Celle-ci s’étant depuis dégradée, j’imagine qu’il obtiendra un meilleur score. Au point où nous en sommes, la victoire de McCain me parait improbable. Même il y a un mois, quand il était encore en tête dans les sondages, je ne pensais pas qu’il aurait plus de 50% du vote le 4 novembre.

À ce moment-là, je me suis dit : John McCain dispose de 4 mois pour expliquer à l’Amérique que Barack Obama est un "libéral", ce que les américains n’aiment pas trop ; et Obama, lui, a 4 mois pour expliquer au public que McCain est un vrai républicain, ce que les américains n’aiment pas trop non plus.

 

nonfiction.fr : Il se peut que le 4 novembre des États traditionnellement rouges passent au bleu (la Virginie, le Wyoming, le Minnesota). Est-ce une nouvelle tendance ?

Andrew Gelman : De façon générale, si Barack Obama gagne de 10 ou même 5 points, c’est toute la carte électorale qui va se déplacer d’un cran. L'opinion publique est un phénomène national donc ce déplacement a lieu dans tous les États en même temps. Mais dans certains États où Bush avait gagné en 2004 à une très large majorité, comme l’Utah ou l’Idaho, même si Obama fait mieux que Kerry, ils resteront rouges – il y aura bien un changement, mais ils auront la même couleur sur la carte.

 

nonfiction.fr : Pouvez-vous imaginer qu’un jour, un État historiquement républicain mais dont la population s’urbanise, comme le Texas, devienne démocrate ?

Andrew Gelman : Bien sur, d’ailleurs aux élections de 1976 le Texas a soutenu Jimmy Carter, démocrate du sud. À un niveau local, les démocrates peuvent réussir, sachant que les démocrates texans sont plus conservateurs que les démocrates à un niveau national. Tout est possible

 

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Andrew Gelman, Red State, Blue State, Rich State, Poor State (Princeton University Press), par Clémentine Gallot.