Un ouvrage permettant de découvrir certaines des intuitions économiques de Gabriel Tarde qui dynamitent la vision néo-classique de l’économie politique.

 

Et si Gabriel Tarde avait fait école, l’économie politique du XXe siècle aurait-elle emprunté un autre chemin ? Dans ce court ouvrage, B. Latour et V.A. Lépinay poursuivent leur travail d’excavation et de réhabilitation de la pensée de Tarde que le siècle dernier a superbement ignorée. Une œuvre décapante et visionnaire à certains égards qui offre aux deux auteurs les fondements métaphysiques d’une critique de l’économie comme discipline telle qu’elle s’est développée depuis Adam Smith. Le pari des deux anthropologues de l’économie est de réactualiser une piste scientifique trop vite écartée et d’en puiser les ressources théoriques nécessaires pour "remettre sur ses pieds" l’économie politique moderne.

 

De quoi l’économie est-elle la science ?

Au commencement est un paradoxe : "l’économie est subjective donc scientifique". De quoi abasourdir tout économiste bien formé aux maximes néo-classiques. La subjectivité ne serait-elle pas ce dont la science doit justement se débarrasser, pour construire, par distanciation, des faits froids et objectifs ? Non, pour B. Latour et V.A. Lépinay, l’inter-subjectivité, soit la possibilité pour un acteur de juger des opinions, de comparer ses valeurs à celles des autres, ne serait pas une faille mais un atout pour percer, par exemple, le mystère de la valeur.

D’après Tarde, cette notion de valeur qui a été au cœur des débats entre les penseurs classiques de Smith à Marx, est éminemment psychologique. Mais elle est quantifiable car elle possède une certaine intensité. Mesurer ce quelque chose de quantifiable interne aux subjectivités, voilà la tâche que Tarde assigne aux économistes. C’est pourquoi l’erreur des économistes n’a pas été d’amputer l’homme de ses dimensions morale, affective et sociale par leurs efforts de quantification (critique humaniste), mais au contraire de ne pas assez quantifier toutes les évaluations auxquelles ils ont accès. Ainsi veut-il étendre l’économie à toutes sortes d’évaluations (pas seulement monétaires) à l’aide de "gloriomètres",  ou de "valorimètres", qui sont autant de dispositifs capables de rendre visibles et comparables les jugements de valeur. B. Latour et V.A. Lépinay pointent ici la remarquable actualité de Tarde qui avait pressenti, un siècle en avance, la place centrale qu’allait occuper les données "quali-quantitatives" telles que les sondages, l’audimat, les enquêtes marketing, les concours, les classements, tous ces instruments de mesure qui rendent les jugements commensurables. L’erreur des économistes serait alors d’avoir restreint la sphère du quantifiable au seul calcul rationnel par souci d’objectivité, alors qu’il leur reviendrait de quantifier des croyances et des désirs afin de faire de l’économie une science des intérêts passionnés. Ainsi, en se trompant d’objet, l’"economics" a fait de l' "economy" un continent encore largement inexploré.



Mais cela ne doit pas faire penser que l’économie possède une sphère propre, dissociée de celle qui se ferait appeler "société", pas plus qu’il n’y a de frontière entre l’économie comme discipline et la sociologie. À l’aide de Tarde, B. Latour et V.A. Lépinay incitent le lecteur à se défaire d’un siècle de "sociologisme" qui a fait de la société – ce "gros animal"   – un être relevant d’un ordre de réalité différent de celui des êtres réels, un principe d’explication des relations entre les acteurs plutôt que la chose même à expliquer. C’est pourquoi la thèse de l’encastrement de Polanyi, si judicieuse qu’elle soit pour dénaturaliser les relations marchandes, n’a pas vraiment de sens pour Tarde. L’économie ne peut être encastrée dans le social puisque qu’il n’y pas un substrat social préexistant à l’économie. S’inspirant d’une métaphysique leibnizienne, le monde ne serait composé que de monades, entités individuelles et  uniques, qui tisseraient des relations entre elles, qui s’évalueraient, qui s’imiteraient et qui stabiliseraient temporairement des formes d’organisation sociale.

 

L’économie selon Tarde : des monades inventives et laïques

Pour Tarde, le principal moteur de l’économie n’est pas le principe marxiste d’accumulation du capital, mais plus fondamentalement un principe d’invention ou de différenciation. Ainsi, pour préciser la notion de facteurs de production, il distingue, avec le vocabulaire étrange qui le caractérise, le "capital germe" qui est nécessaire à l’innovation, du "capital cotylédon" (feuilles primitives consitutives de la graine) qui n’est pas essentiel mais utile en ceci qu’il assure la répétition de l’innovation (assimilable au facteur travail considéré comme une force brute). B. Latour et V.A. Lépinay interprètent cette distinction comme les prémisses visionnaires des travaux de J. Schumpeter ou encore de l’économie du savoir développée au cours des années 1980.

Enfin, les deux auteurs saluent dans l’œuvre de Tarde la volonté de retirer du système économique toute finalité, de laïciser pour de bon l’économie. Chez Tarde, nulle "Providence" nulle "Main Invisible" ne guident les monades vers la fin de l’Histoire. Les épigones de Smith ont cru trouver un principe laïc d’harmonisation de la société à travers le marché, mais c’est encore l’égoïsme érigé au rang des valeurs sacrées qui seul peut conduire à l’optimum. De même, les disciples de Marx n’échappent pas à la critique puisque la lutte des classes n’est rien d’autre qu’une métaphore d’un processus d’harmonisation miraculeuse de la société conduit par une force transcendante.  En deçà de ces principes d’explication qui ont nourri les idéologies du XXe siècle, la métaphysique "laïque" de Tarde invite à "carder le chaos en monde", soit à construire, au sens propre, le tout social. Il s’agirait de faire tenir ensemble des monades qui puisent leur finalité en elles-mêmes et non hors du monde, par des inventions et des artifices provisoires. En somme, chez Tarde il n’y a pas de fin de l’Histoire, mais seulement des formes provisoires d’organisation sociale qui peuvent toujours être remises en cause, mais qui tiennent quand même par des artifices, des compromis entre monades.

Quand l’anthropologue de l’économie veut agir sur son objet d’étude

Mais si B. Latour nous a convaincus qu’il fallait  "changer de société, refaire de la sociologie", comment changer d’économistes et refaire de l’économie ? Si on comprend bien le projet théorique des auteurs, – montrer qu’une autre route épistémologique et métaphysique est possible pour refonder une économie politique – il est plus délicat de saisir ce à quoi pourrait ressembler une telle discipline rénovée, nettoyée de ses erreurs. Comment refaire de l’économie une fois qu’une métaphysique du social plus réaliste est à la disposition des économistes ? À quoi va ressembler cette nouvelle économie politique ? Les économistes vont continuer à faire des calculs, à modéliser, à évaluer. Mais qu’est-ce qui va changer pour eux ? L’objet d’étude ? Une attitude mentale ? La méthode de travail ?

 À la fin de l’ouvrage, nous voudrions savoir quels conseils prodiguer à l’économiste néo-classique repenti ou encore à l’apprenti économiste formé par les méthodes "pré-coperniciennes" de ses aînés et qui souhaiterait faire œuvre de science et participer au changement de paradigme. Sur ce point, les auteurs ne nous livrent aucune recette. Leur mise en musique des intuitions de Tarde est certes séduisante et même jubilatoire pour un lecteur déjà acquis à la cause de la sociologie de "l’acteur réseau", mais peut laisser d’autres lecteurs, moins rompus au lexique latourien, beaucoup plus dubitatifs quant à la portée réellement subversive de ces étranges propos. Plutôt que d’attendre patiemment que l’histoire fasse le tri parmi ces pistes scientifiques, le lecteur est en droit d’exiger une suite plus explicite avant de rendre son jugement

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

-Mark Granovetter, Sociologie économique (Seuil), par Denis Colombi.