Le point sur les liens entre cinéma et régimes autoritaires, par des spécialistes universitaires de chaque histoire nationale (URSS, Italie, Allemagne, etc.).

C’est dans la lignée des travaux de Marc Ferro que Raphaël Muller et Thomas Wieder ont animé pendant deux années un séminaire à l’École Normale Supérieure, consacré à l’analyse historique du cinéma. Réunissant en un volume un certain nombre des contributions prononcées à cette occasion, ils entendent proposer "la première synthèse comparative d’histoire politique et sociale du cinéma dans les régimes autoritaires du XXe siècle". Pour qui possède quelques connaissances sur les thèmes abordés, il est agréable de constater que l’ouvrage rassemble en tout cas les chercheurs les mieux établis de chacun des domaines abordés : Christian Delage pour l’Allemagne nazie, Jean A. Gili pour l’Italie fasciste, Kristian Feigelson pour les États d’Europe centrale, autant de spécialistes reconnus qui livrent chacun une bonne synthèse de leurs travaux antérieurs (souvent rappelés dans la bibliographie). Sont ainsi réunies en un seul volume des données qui avaient déjà été plus amplement développées ailleurs, sans réelle nouveauté donc, mais en un tout court et maniable.

Cela étant, en ce qui concerne l’ambition "comparative" annoncée, on peut se montrer plus réservé. C’est l’une des habitudes de la recherche française que de cantonner chacun à son domaine de prédilection et, passée la brillante préface de Pierre Sorlin, puis la présentation de Raphaël Muller et Thomas Wieder, rares sont les textes qui s’aventurent au-delà des frontières de leur domaine national. Il serait certes difficile de risquer trop de passerelles, tant les situations abordées varient, en ce qui concerne les dates comme la nature des régimes, de l’Allemagne nazie à la Grèce des Colonels, des quatre années du régime de Vichy aux soixante-quatorze années du communisme en Russie. Il en est pourtant de possibles : ainsi, toutes les contributions réservent une place, lorsque leur objet d’étude couvre cette période, à l’arrivée de la télévision, qui semble changer bien plus sûrement la donne que telle ou telle orientation politique des régimes autoritaires. Voici en tout cas un axe transversal imaginable.

Histoire et cinéma, questions de méthode


Plus fondamentalement, la lecture de Cinéma et régimes autoritaires au XXe siècle fait apparaître les limites d’une étude trop strictement historiciste du cinéma. Ainsi, si Françoise Navailh, dans son texte consacré au cas du cinéma soviétique, accorde une large place aux questions de production et de diffusion (non seulement ce qui a été créé, mais aussi ce qui a été effectivement vu par les spectateurs russes, dans quels circuits de salle, avec quel succès, y compris les films étrangers, etc.), la plupart des contributeurs se concentrent sur une approche historico-idéologique des œuvres elles-mêmes. Certains, comme Jean A. Gili, pour en tirer une analyse qui reste attentive à la nature esthétique des films, ainsi qu’aux parcours de tel ou tel auteur marquant de la période (en ce qui concerne l’Italie mussolinienne, sont retenus Mario Camerini, Alessandro Blasetti et Goffredo Alessandrini). Mais la plupart se contente d’un regard qui rive les films à leur devenir d’archive, les expulse donc de la sphère esthétique qui était la leur pour mieux les faire entrer dans un discours qui a finalement peu à dire de ce qu’ils sont, sinon comme reflet d’une "réalité sociale" qui leur préexiste, et dont ils offrent un écho plus ou moins lisible.

Témoin de cette approche, les analyses consacrées au cinéma français de la période 1940-1944 : on peut évidemment traquer les rares propos ou figures pétainistes à l’œuvre dans tel film de Marcel Pagnol (La Fille du puisatier, 1940) ou de Jean Delannoy (la coupable blondeur de Jean Marais et Madeleine Sologne dans L’Éternel Retour, en 1943), le résultat sera toujours assez pauvre. Certains éléments du discours vichyssois y sont, d’autres non : on n’a plus qu’à conclure que la fiction (romanesque mais plus encore cinématographique, du fait de la lourdeur financière et technique de sa fabrication) peut être l’écho de son temps, encore que pas toujours, et souvent de façon contradictoire. C’est ce que dit bien François Garçon lorsqu’il parle des énigmes de la fiction : "Un film de fiction, d’une durée moyenne de quatre-vingt-dix minutes, n’est ni un tract ni un objet unidirectionnel. Des propos incohérents le traversent. L’architecture de l’ensemble ne s’inscrivant pas dans un projet plausible, elle résiste à ces tensions contradictoires."   On ne saurait mieux dire.

"Les premiers jalons d’une recherche qu'il reste à entreprendre"


Cela étant, et malgré ces quelques réserves, l’ouvrage coordonné par Raphaël Muller et Thomas Wieder demeure une synthèse réussie. Quand bien même il reprend pour l’essentiel des informations connues (surtout sur les sujets aujourd’hui rebattus du cinéma nazi ou soviétique), il offre également l’intérêt de se tourner vers des cinématographies peu étudiées, telles que celle du Japon de l’entre-deux-guerres ou celle de la Grèce des années soixante et soixante-dix. Comme l’écrit Pierre Sorlin à la fin de sa préface : "Les textes réunis dans le présent volume posent les premiers jalons d’une recherche qui reste à entreprendre, ils fixent les cadres réglementaires qu’il est important de connaître. L’étude, maintenant, doit se poursuivre sur pièces, par un visionnement rigoureux des documents. Elle n’aurait pas de sens si elle ne débouchait pas sur des montages d’images qui ne se décrivent pas et doivent être vues. Le chantier est énorme, ce qu’il nous fera connaître au sujet des dictatures fait qu’il mérite d’être ouvert."   Il ne reste donc plus qu’à se mettre au travail