La fin de l'exception française en matière d'éducation élitiste : souhait autant que constat d'auteurs en quête de renouveau.

"Bienvenue sur les étoiles mortes de l’enseignement supérieur". Les premières pages de l’ouvrage annoncent la couleur : il ne s’agit pas ici de célébrer le dynamisme du système scolaire français. Ultra-élitiste, sclérosé, il serait responsable des difficultés économiques du pays et condamné face à la mondialisation du marché éducatif. 

Le thème n’est pas nouveau, mais il faut croire qu’il est vendeur eu égard à la floraison d’ouvrages qui lui ont été consacrés ces dernières années. Acteurs du système   ou journalistes   se sont en effet succédés pour dénoncer la compétition au fondement de ce système, la reproduction sociale qu’il induit et les difficultés que rencontrent ceux qui essaient de le réformer. Ici, ce sont deux journalistes indépendants, Thomas Lebègue et Emmanuelle Walter, qui se penchent à nouveau sur la question. De prime abord, une interrogation surgit : qu’apporte cet ouvrage sur un thème déjà largement traité ?

Alors que les lois LRU sur la réforme de l’Université ont suscité de nombreux débats,  alors que l’on discute des politiques d’ouverture sociale en classes préparatoires et dans certaines grandes écoles, il n’est pas inutile de bénéficier des mises au point et des synthèses que proposent ces deux auteurs.

 

Démocratiser l’"enfer des prépas" ?

 

Certes, sur certains points, il ne s’agit que de (légères) variations sur un thème devenu classique. De fait, on n’échappe pas au passage obligé sur "l’enfer des prépas", avec les élèves dépressifs et – ce sont parfois les mêmes – les bêtes à concours dressées depuis leur plus jeune âge pour entrer à l’X ou HEC. Les élèves de classes préparatoires cités par les auteurs "ne vont jamais au café"   ni aux soirées. Ce type de discours, présentant une image dramatisée et souvent caricaturale de ces formations, est à peine nuancé par une rapide évocation des prépas "moins cotées et moins sélectives". Ce qui est à regretter lorsqu’on sait que le champ des classes préparatoires ne saurait se résumer à celui de quelques établissements parisiens   . En outre, les discours dramatisant ce type d’expérience conduisent à une forte auto-censure des lycéens, surtout chez ceux qui sont issus des catégories populaires, déjà moins prompts en général à se tourner vers ce type de formation   .

Au delà du discours soulignant la dureté du système, les notes extrêmement basses et les maux spécifiques aux jeunes de prépas, les auteurs s’intéressent aux politiques dites d’ "ouverture sociale" mises en place dans différents établissements depuis quelques années afin d’élargir le recrutement extrêmement élitiste de ces formations   . Les auteurs reviennent ainsi sur certaines mesures emblématiques, du 30% de boursiers en classes préparatoires souhaité par le président J. Chirac à la circulaire de Darcos-Pécresse de février 2008 appelant les proviseurs des lycées à présenter 5% des élèves "les plus méritants" en classe préparatoire, circulaire qui restera finalement lettre morte, du fait de son caractère trop flou.

Les auteurs s’attardent en outre sur la fameuse "classe préparatoire à l’enseignement supérieure" ouverte au lycée Henri IV en 2006. Laissant la parole à ses promoteurs comme à ses détracteurs, Thomas Lebègue et Emmanuelle Walter reconnaissent pourtant ressentir un léger malaise face au "formatage" à l’œuvre dans cette CPES qui contribue en outre à vider les bons établissements de banlieue de leurs meilleurs éléments. Et de conclure : "pas facile de réinjecter artificiellement de la diversité"   .

Le système des classements des prépas est également critiqué, car il fonctionne en boucle : les établissements les mieux classés attirent les meilleurs élèves, qui obtiendront les meilleurs résultats et contribueront à maintenir l’établissement au même rang. Sans tenir compte de la valeur ajoutée, comme cela est le cas dans les classements des lycées, regrette un professeur interrogé.

Au terme de ces premiers chapitres consacrés au système des classes préparatoires, on peut regretter que certaines questions fondamentales, comme celle du coût de ces formations par rapport à celles proposées à l’Université   soient à peine évoquées, sans être réellement traitées.

 

Voyage en Hautes Écoles

 

Après les classes prépas, ce sont les grandes écoles qui sont placées sur la sellette dans la seconde partie du livre. Mais qui sont ces "grandes écoles" au juste ? Les auteurs  règlent la question en quelques lignes au début de l’ouvrage : il s’agit de "tout établissement d’enseignement supérieur qui échappe à l’Université"   . Ils en dénombrent environ quatre cents   . Pourtant, il n’est en réalité question que de quelques établissements : Polytechnique (aussi appelé l’X), HEC, l’ESSEC, l’ESCP-EAP, Centrale, Les Mines, l’ENA et de temps à autre les ENS. Pourquoi ces écoles plus que d’autres ? Représentent-elles vraiment un groupe homogène ? Quels liens existent entre l’ENS, école publique, dont les élèves, au statut de fonctionnaire, sont tenus de passer des diplômes universitaires et se préparent majoritairement à une carrière dans le public   et HEC, école privée, liée à la Chambre de Commerce de Paris, qui délivre son propre diplôme et forme avant tout des cadres d’entreprise ? Ces liens existent, ne serait-ce qu’en terme de modes de recrutement, mais les auteurs ne prennent jamais la peine de les expliciter, ni de justifier le choix de s’intéresser plus ou moins à telle école.

On peut en outre regretter qu’une fois de plus, il ne soit question que des inégalités dans l’accès à ces formations prestigieuses, alors que les inégalités produites à l’Université et par d’autres systèmes sélectifs (IUT et BTS) restent peu interrogées   .

Malgré certains à peu près   , l’ouvrage fournit des clés de lecture claires pour comprendre la "folie" des classements et les luttes d’images qui se jouent entre les écoles de commerce et d’ingénieurs, que ces classements soient nationaux, via la presse magazine, ou internationaux – classements de Shangai ou du Financial Time.

Mais la question centrale est sans doute celle du financement de ces établissements. Les auteurs soulignent les profondes inégalités qui existent en termes de financement étatique entre les étudiants. Un étudiant en deuxième cycle universitaire de sciences économiques coûte 3465 euros à l’État,  contre 12 830 pour un étudiant en école d’ingénieur post-bac, et 34 905 pour un élève de l’X. Or, un grand nombre des meilleurs étudiants formés dans cette école se destinent à une carrière dans le privé   , voire dans un autre pays. Pourquoi l’État, et donc les contribuables devraient-ils payer pour cette formation ? Ceci apparaît d’autant plus injuste que les élèves des grandes écoles sont pour la grande majorité issus de milieux très favorisés. On assiste de fait à un phénomène de "redistribution à l’envers" : "ce sont dans une certaine mesure les classes moyennes dont les enfants étudient à l’ université qui payent par leurs impôts la scolarité confortable de jeunes gens biens nés"   .

Les auteurs posent également la question du financement privé des établissements supérieurs, sans pour autant présenter une position constante sur la question. Tantôt ils dénoncent les partenariats avec le privé qui existent déjà dans certains établissements – publics ou privés – , considérant que ceux-ci n’en ont pas vraiment besoin   tantôt ils considèrent que les fonds privés représentent une "manne incontournable"   .

À aucun moment ils n’en appellent clairement à l’État. Pourtant, et ceci n’est pas rappelé dans l’ouvrage, les dépenses consacrées à l’enseignement supérieur en France sont inférieures à la moyenne des pays de l’OCDE et ont eu tendance à stagner ces dernières années   .

 

Comment réformer un système coûteux et peu efficace ?

 

Les grandes écoles coûtent cher, mais en plus, elles sont inefficaces, affirment T. Lebègue et E. Walter. Pour preuve, elles produisent plus de banquiers que d’entrepreneurs, ingénieurs ou chercheurs, ce qui n’est pas propice au dynamisme économique du pays. Pire, elles contribuent à une uniformisation des manières de faire et de voir des dirigeants de notre pays, qui en sont pour la grande majorité issus.

Critique qui nous mène tout naturellement à la question hautement débattue et médiatisée de l’ouverture sociale de ces établissements. Ici, ce n’est pas le lycée Henri IV mais Sciences Po Paris et ses "conventions ZEP" qui font figures de modèle et  semblent avoir inauguré une nouvelle dynamique sur l’ensemble du territoire.

Les auteurs parviennent pourtant à se détacher du discours lénifiant souvent présent dans les médias, et prônent une certaine distanciation face à cette "nouvelle mythologie", ces "belles histoires édifiantes" de "pépites des cités", sorties du ruisseau, qu’on nous présente invariablement. Tous les élèves recrutés par ce concours parallèle ne sont pas issus de milieux populaires, et la médiatisation de Sciences Po a eu pour effet d’augmenter le nombre de candidatures au concours "classique" comme dans les autres voies d’admissions, ce qui a eu pour effet de renforcer la sélection à l’entrée de l’école   .

L’ouvrage présente ensuite une série d’initiatives moins connues, dont celles regroupées sous l’étiquette "une prépa, une grande école, pourquoi pas moi ? " (PQPM). L’idée n’est pas de faire accéder coûte que coûte des jeunes défavorisés aux grands établissements, mais simplement de les aider à améliorer leurs ambitions de départ en matière d’orientation scolaire.

Au final, les auteurs reconnaissent que ces initiatives "ont médiatisé la nécessité de réformer le recrutement des élites en France et montré, en creux, l’échec du système éducatif hexagonal en termes d’égalité des chances." Pourtant, elles ne touchent qu’un nombre réduit d’élèves, et dans une certaine mesure "confortent le système et ses ancestrales hiérarchies." Réussir reste et demeure faire une classe préparatoire puis entrer dans une grande école.

La conclusion de l’ouvrage est sans appel : " À ceux qui regrettent que la France s’apprête à abandonner ses spécificités au profit d’un modèle anglo-saxon, on objectera que la circulation des savoirs, le recrutement réellement diversifié des étudiants, la présence plus importante de chercheurs et d’élèves étrangers, la fin des oligarchies, l’innovation technologique n’ont pas de prix (…). L’exception culturelle, parfois, ne mérite pas qu’on s’y accroche désespérément."

"La fin d’une exception française" : le sous-titre de l’ouvrage traduit donc plus un souhait qu’une réalité. Reste maintenant à discuter de ce qui pourrait remplacer l’actuel système. Car il n’est pas sûr que ce fameux "modèle anglo-saxon" soit paré de toutes les vertus que les auteurs semblent lui conférer…

 

*À lire également sur nonfiction.fr :

-Christophe Charle et Charles Soulié (dir.), Les ravages de la modernisation universitaire (Syllepse), par Laurent Bouvet.