B. Guerrien dénonce au nom de la raison commune les impasses de la science économique dominante. Un manuel d’impertinence à l’usage des apprentis économistes.

Dans L’illusion économique, Bernard Guerrien endosse le rôle du sceptique. Ce déguisement lui permet de donner forme à l'irrépressible envie, éprouvée par tout à chacun, d’adresser des objections aux pseudo-certitudes de la science économique. Elle est irréaliste : qu’est-ce que ce marché et cette concurrence auxquels les économistes les plus aguerris semblent vouer un culte ? Elle est formaliste : pourquoi les mathématiques y occupent-elles une telle place, alors que sont si souvent négligées les caractéristiques concrètes des phénomènes économiques ? Elle est anthropologiquement pessimiste, pour ne pas dire cynique : peut-on penser que les individus sont mus par le seul désir de richesse ?

 


Une critique épistémologique des fondamentaux théoriques de l'économie "néoclassique"


Bernard Guerrien ne néglige ici aucune des ressources de l’économiste en révolte contre son propre milieu pour porter le fer contre ces totems dont il est manifestement las. En ce sens, son livre est salutaire, et comporte des morceaux de bravoure auxquels on ne peut qu’acquiescer. Il met à jour des incohérences sous-jacentes à l’utilisation de certains concepts pourtant centraux en économie. Cela est vrai du "marché". Alors que "tout échange a lieu entre deux personnes précises", la plupart des économistes font fi de cette idée "et la remplacent par l’idée vague selon laquelle les échanges se feraient avec "le marché", un objet non identifié qui agirait comme un mécanisme au statut mal défini"   , et qui permet d’affirmer sans la justifier la supériorité de la concurrence sur tout autre procédure d’allocation des ressources. De même, Bernard Guerrien fait un sort à l’hypothèse des anticipations rationnelles, considérées dans l’histoire de l’économie comme une "révolution". Le recensement des définitions, "soit triviales, soit incompréhensibles" qu’il nous en livre, fait penser au florilège annuel des perles du bac. En définitive, la révolution des anticipations rationnelles serait "au mieux un pétard mouillé, au pire, une absurdité qui ne fait qu’empirer l’image que peuvent donner d’eux les économistes". Les théoriciens ont en effet la manie de travestir en grandes avancées scientifiques leurs marottes passagères. Pour notre auteur, la "vogue de l’économie farfelue", dont atteste le retentissement trouvé par le Freakonomics de Steven Levitt et Stephen Dubner, en est un autre exemple.

On l’aura compris, Bernard Guerrien n’est pas tendre avec ses collègues. Mais tant de morgue n’a d’intérêt que dans la mesure où les errements apparents de théoriciens autoproclamés reflètent des difficultés de fond. L’économie, qui est une science sociale,  ne peut prétendre au même degré de généralité que les sciences de la nature. Le problème avec les phénomènes qu’observe l’économie est qu’il est difficile de les accumuler comme autant de preuves ou de réfutations de théories données. Ce statut ambigu de l’accumulation des connaissances en économie explique l’absence de consensus sur un certain nombre de questions pourtant fondamentales telles que le rôle du salaire dans la détermination du taux de chômage ou l’influence de la monnaie sur les prix. Il prouve aussi selon Bernard Guerrien l’inapplicabilité de la démarche des sciences de la nature, et en particulier de la physique, en économie. Or, l’épistémologie dominante en économie prétend que "le "comme si" du physicien peut s’appliquer de la même façon dans leur discipline : les hypothèses peuvent être choisies arbitrairement, car seule compte la confrontation aux faits des prédictions déduites à partir d’elles". Ce rapport pervers entre théorie et empirie explique encore l’irréalisme (au moins apparent) des "modèles" de la science économique.


La seule réponse apportée par les économistes depuis cinquante années serait une fuite en avant dans une théorie dénuée non seulement de tout intérêt, mais également de toute cohérence interne. Pour le montrer, Bernard Guerrien rappelle quelques-uns des arguments phares que son Dictionnaire d’analyse économique a déjà légués à la culture de base de l’économiste "hétérodoxe" en France. La macroéconomie à agent représentatif représente "l’absurdité poussée à son comble" puisqu’elle passe sous silence le fait que "l’agrégation de choix individuels cohérents ne conduit pas à un choix collectif qui le soit aussi" (c’est ce qu’on appelle le paradoxe de Condorcet). C’est en fait "une microéconomie à un seul agent"   alors même qu’il n’est pas possible de déduire des courbes de demande agrégées ayant les "bonnes" propriétés sur la base de demandes individuelles (c’est ce qu’on appelle le théorème de Sonnenscheim). Dans l’histoire de la discipline telle que nous la livre Bernard Guerrien, il y a donc clairement une rupture vers la fin des années 1960, quand ce qu’il appelle la "nouvelle macroéconomie", au rythme infernal des succès de Friedman, Lucas, Hicks ou Arrow, tous ou presque nobélisés, écrase "l’ancienne macroéconomie". L’évaluation de ce que la science y a gagné est sans appel : "on serait bien incapable de citer un article, pour ne pas dire un livre, de l’un quelconque de ces "prix Nobel" dont on pourrait recommander la lecture, en tant que contribution indiscutable, et indiscutée, au savoir sur l’économie"   . La raison en serait simple : ce qui intéresse le commun des théoriciens "néoclassiques", ce n’est pas de contribuer à un savoir positif sur l’économie, mais de faire étalage de sa virtuosité mathématique afin de gagner l’accès aux plus prestigieuses revues.


Peut-on, en économie, s'en remettre au seul bon sens ?

La double critique de la tournure d’esprit scolastique des économistes et du poids de l’idéologie fonde la thèse présentée comme fondamentale de ce livre, à savoir qu’en matière économique, "chacun peut se faire sa propre opinion, en utilisant sa faculté de raisonner, ou, si l’on veut, son bon sens". Cette position n’est bien sûr pas dénuée de toute pertinence : il est difficile de citer un résultat de la science économique qui soit vrai à un degré satisfaisant de généralité sans être totalement trivial. En ce sens, le bon sens suffit peut-être à couvrir l’ensemble du consensus scientifique. Cependant trois bémols, au moins, méritent d’être ajoutés.


Tout d'abord, suffit-il d’utiliser son bon sens pour reconnaître par exemple que "derrière le problème économique (de la mondialisation) il y a des enjeux de société" et dépasser ainsi le discours économique standard ? On peut en douter. Ce que le bon sens permet de dire sur la mondialisation s’entend clairement, par définition : "la délocalisation est donc à l’origine d’emplois dans le pays de départ, même si le nombre d’emplois créés ainsi est inférieur au nombre d’emplois perdus". Mais peut-on s’en contenter ? Autrement dit, laisser les hommes armés de leurs seules lumières naturelles face à la mondialisation fait que l’on ne peut ni en modéliser ni en mesurer les effets. Or, ouvrir un débat sur ces questions implique une quantification minimale. Même si "ce que l’on sait avec certitude en économie est bien maigre", cela ne justifie pas de renoncer à l’ambition d’en savoir plus.


Ensuite, alors même que Bernard Guerrien rappelle que "des auteurs aussi réputés et lucides que John Stuart Mill et Alfred Marshall ont remarqué que la science économique consiste surtout à traquer les raisonnements erronés et les idées fausses inspirées par des apparences trompeuses", on peut douter que l’épistémologie du bon sens proposée ici satisfasse de telles exigences. Par leur prose accessible et épurée de jargon, les pages que Bernard Guerrien consacre à l’examen de quelques-unes des questions les plus saillantes (la mondialisation, les retraites, le rôle de la Bourse) rappellent le mode d’exposition d’un Stiglitz   ou d’un Krugman   dans leurs ouvrages de vulgarisation. Mais laisser entendre que le bon sens et la connaissance de faits basiques autorisent seuls à tenir des raisonnements solides peut se révéler trompeur. Avant d’écrire ces synthèses accessibles, qui prennent parfois la modeste apparence du bon sens, ces chercheurs ont passé de nombreuses années à faire de l’analyse. Ces ouvrages écrits dans une langue familière au profane ne sont pas qu’une reconnaissance implicite de la pédanterie du discours expert. Le fonctionnement du champ scientifique n’est pas qu’un travestissement de logiques concurrentielles voire cyniques. Il a aussi ses bons côtés : que les économistes les plus reconnus académiquement possèdent une quasi chasse gardée sur les ouvrages de vulgarisation (et Bernard Guerrien en est un exemple) permet aussi d’utiliser leur expérience comme antidote aux paralogismes parfois déguisés sous l’apparence du bon sens (sur ce point, voir la critique du livre de Jean-Marc Sylvestre). On pourrait aller à rebours de la position de l’auteur et soutenir que c’est le savoir expert qui sert de garde-fou au discours du bon sens, et qu’il faut peut-être un peu d’érudition ou d’expertise pour ne pas sombrer dans l’idéologie. Quitte à passer pour un naïf aux yeux des guerrianistes aguerris, je veux croire que ce bienfait-là de la science économique, si petit soit-il, est bien réel.


Enfin, critiquer l’économie "néoclassique" au nom de la raison commune fait l’impasse sur un écueil commun aux deux démarches, à savoir l’aspiration à un discours globalisant sur les faits économiques. Il est tout aussi téméraire de vouloir réduire les comportements économiques à des interactions entre individus atomisés que d’affirmer que l’on peut se passer de toute construction théorique. À l’impérialisme néoclassique si souvent dénoncé fait pendant l’impérialisme du bon sens. À ces deux positions on peut objecter que la science économique, telle qu’elle existe, avec les indéniables faiblesses que lui diagnostique Bernard Guerrien, enrichit notre compréhension du monde non pas par l’unité de sa méthode mais par la diversité de ses modèles et de ses applications. Ainsi, s’il existe bien quelque chose comme une "théorie néoclassique" du marché du travail, elle n’est pas exclusive de déclinaisons riches d’enseignements empiriques. On peut ainsi considérer que, même pour nombre de ses défenseurs les plus acharnés, le marché parfaitement concurrentiel n’est ni un idéal à atteindre ni une tentative de description du réel, mais un point de référence (les économistes parlent dans leur jargon de benchmark) par rapport auquel sont évalués les résultats de modèles rendant compte de manière plus réaliste de la réalité. De plus, l’étiquette générale de "théoriciens de la concurrence pure et parfaite", que Bernard Guerrien accole à l’ensemble des auteurs auxquels il s’oppose, semble parfois lui faire oublier qu’une large partie de la recherche depuis plusieurs décennies traite de concurrence imparfaite, c'est-à-dire essaye de fournir une stylisation plus réaliste de la vie économique. Il est donc peut-être expéditif de considérer que les économistes ignorent délibérément les faiblesses descriptives de leur science.


Au final, à qui recommander ce livre ? Bernard Guerrien distingue les "théoriciens" des "praticiens", les seconds étant plus ou moins totalement indifférents aux "élucubrations" des premiers. Gageons que les économistes érudits ne manqueront pas de renvoyer l’auteur à ses chères préoccupations épistémologiques au nom des exigences de leur propre champ. Prévisible variante de ce que Bourdieu appelle la dénégation scolastique. Quant aux seconds, s’ils ne s’intéressent pas à la démarche "néoclassique", comment penser qu’ils se passionneront pour son épistémologie secrète, à moins de leur supposer un certain penchant à la perversité ? Peut-être la réponse à la question du public est-elle donnée par la forme de l’ouvrage, qui utilise le langage et la présentation graphique d’un livre d’initiation à l’économie. Avec ce danger : que les (jeunes) lecteurs s’autorisent la synthèse sans l’analyse, le discours globalisant du bon sens sans le doute indispensable qu’instille la reconnaissance de la complexité des phénomènes économiques.