nonfiction.fr : Un certain nombre d'articles de votre livre portent sur les Africains-Américains, et leur persistante marginalisation au sein de la société américaine. Cependant, à cette logique de race se superpose une logique de classe, comme vous le soulignez également, par exemple lorsque vous notez que Barack Obama est accusé d'appartenir à l'élite. Comment voyez-vous le rapport entre race et classe dans l'Amérique contemporaine et dans le contexte de la campagne présidentielle ?



Sylvie Laurent : Je peux commencer par vous donner un fait qui est assez significatif. Le revenu moyen aujourd’hui dans la communauté noire est le même qu’en 1963, c’est à dire que l’on n’a fait – globalement –  que peu de progrès depuis le "I Have a Dream" de Martin Luther King pour ce qui est des libertés réelles. King l’avait d’ailleurs compris et s’attelait à la conquête de la justice économique pour les Noirs avant d’être assassiné. De surcroît, les inégalités entre ceux qui sont englués dans la relégation et la classe moyenne noire qui elle est parvenue à s’élever (un tiers à peu près) la menacent d’implosion communautaire. Il y a une underclass toujours aussi pauvre, voire encore plus pauvre que dans les années 1960, dont Blancs comme riches Noirs se sentent étrangers. D’un autre coté, une nouvelle bourgeoisie noire a rejoint le niveau social du reste de la population même si – pour des raisons culturelles – elle a tendance à se "ségréguer" elle même dans des communautés fermées (gated communities), en Géorgie par exemple.

La question se pose aujourd’hui pour Barack Obama : qu'en est-il de son engagement auprès de l’underclass noire. Un des films qui m’ont le plus bouleversés ces derniers temps s’intitule Trouble the Water   qui porte sur le traumatique ouragan Katrina. On a donné une caméra à une femme pauvre et noire avant qu’il ne frappe la Nouvelle-Orléans ; elle a filmé son quartier avant, pendant et après la catastrophe, durant les fameux trois jours où la FEMA   n’est pas intervenue. Le film a été diffusé le dernier jour de la convention démocrate, et l’on a vu Barack Obama étreindre les protagonistes du film, symboles de la pauvreté absolue, misérables mis au ban de la société américaine. Son empathie était évidente mais pour autant, peut-il être le candidat de ces Noirs-là ?

Hier, Katie Couric a posé la question aux deux candidats : quelle est, selon vous, la meilleure chose qui soit arrivée aux États-Unis ? Quelle est la pire ? John McCain a répondu que la meilleure était la fondation des États-Unis, et la pire la crise de 1929. Barack Obama a répondu la même chose sur la fondation du pays, et a désigné l’esclavage comme la pire chose qui soit arrivée à l’Amérique. Est-ce que c’est une manière de revenir à son identité noire, qu’on lui demande au contraire de gommer ? En réalité, c’est un thème très fédérateur ; lorsqu’il parle de sa  blackness (identité noire), il parle à toutes les générations de Noirs et à tous les milieux sociaux.

Il s’auto-définit comme un héritier de cette oppression ci, bien qu’il soit de père africain. Il a expliqué d’ailleurs, il y a plus de dix ans, la genèse de son lien avec les pauvres noirs, ceux dont la couleur est un stigmate. Ce récit est en effet au cœur de son autobiographie . Il a commencé par être un Noir parmi les Blancs en faisant le parcours de l’Ivy League, ensuite il est allé volontairement à Chicago comme travailleur social; il a vécu parmi les pauvres, il a travaillé avec eux, il a choisi une église afro-centriste qui était pleine de gens de condition modeste, puis il est reparti finir ses études à Harvard tout en gardant un lien avec l’Illinois. Il a au passage épousé une femme hautement consciente de sa condition d’Africaine-Américaine.

 

 

Mais depuis qu’il est devenu candidat, les choses sont devenues plus compliquées. Il ne peut pas s’adresser aux pauvres noirs en particulier, au risque d’être un candidat "racé" (les Américains disent racialized). Plus la campagne a avancé, moins il leur a parlé. C’était un piège qui aurait pu lui coûter le soutien des Noirs et surtout lui aliéner le vote Blanc. Hillary Clinton a opportunément déchiffré l’ambiguité de ce positionnement chez Obama car c’était elle la candidate "naturelle" des Noirs au début de la campagne des primaires. Donc, à la question : "est-ce qu’Obama est le candidat des pauvres ?", la réponse est non. Mais les ghettos votent pour lui parce qu’ils se reconnaissent dans son incarnation inédite de l’identité noire.



nonfiction.fr : Dans le discours de Philadelphie (du 18 mars 2008), il a également essayé de mettre en avant la communauté entre pauvres noirs et pauvres blancs.



Sylvie Laurent : C’est ce qu’il dit depuis le début. C’est audacieux pour un Noir de dire que la classe l’emporte sur la race. Lors du discours qu’il a fait à la convention démocrate de 2004, il a dit une chose extrêmement courageuse : "j’en ai assez d’entendre, parmi les Noirs, qu’un enfant noir qui réussit à l’école est un "nègre blanc" ", expression très laide en français, mais qui rend l'idée de l'anglais acting white. Les Noirs répondent qu’ils sont les victimes quotidiennes du racisme et que c’est pour cela qu’ils ne réussissent pas aussi bien que les autres et pas parce qu’ils n’ont pas le bon comportement. La question du rapport entre classe et race est donc compliquée, et il est difficile de savoir où se situe Obama par rapport aux catégories populaires, car il ne peut tenir le même langage aux Blancs et aux Noirs. C’était sans doute un piège pour lui de s’adresser spécifiquement aux Noirs paupérisés. Pourtant j’espère qu’une fois élu, il prendra à bras le corps cette question, qui est centrale.



nonfiction.fr : Vous parlez des États-Unis comme d'une nation qui crée son discours à partir de la marge, de la dissidence. Mais n'y a-t-il pas le danger, comme le soutient Sacvan Bercovitch d'affaiblir ainsi la notion même de dissidence ou de contestation, et de laisser dans l'ombre un certain nombre de différences irréductibles (raciales, sociales) qui viendraient perturber le discours dominant ?

 

Sylvie Laurent : C’est très juste. Bourdieu a fait des travaux similaires sur la façon dont la culture dominante se nourrissait des éléments de la marge pour pouvoir asseoir son pouvoir. Il y a aussi une historiographie des vainqueurs dont les nations sont parfois dupes. Je suis d’accord avec cela jusqu’à un certain point. Oui, incontestablement les mythes ont pour but d’établir une cohésion nationale et bénéficient aux forces politiques du consensus et du statu quo. Mais l’Histoire et l’histoire littéraire des États-Unis ne me semblent pas correspondre à cette vision un peu policière de l’Histoire. J’essaie pour ma part de ne pas avoir de lecture militante de la culture et de la civilisation américaines, car je pense que, contrairement à des sociétés qui ont besoin d’imposer une doxa en étouffant ou en manipulant la contestation de ladite doxa, l’idée américaine comporte depuis l’origine une culture du dissent, contestation et transgression de l’ordre établi. Il n’y a pas de culture dominante qui ne s’impose sans être défiée par sa propre contestation.

Ce pays a besoin de dénoncer ses manquements. Il y a toujours l’idée d’une trahison à l’idéal, et je pense que c’est fondamental dans la conscience américaine. La tension et les interfaces entre pensée dominante et voix insurrectionnelle venue des marges sont la marque même de ce pays. Prenez l’exemple du hip hop. On peut dire qu’aujourd’hui il est devenu complètement mainstream, donc qu’il ne peut y avoir aucune sédition à écouter des idoles milliardaires, d’autant que ce sont les Blancs qui achètent l’essentiel de leurs disques. On peut le lire comme un outil de perpétuation de la domination blanche. Pourtant, lorsque Kanye West dit à la télévision que George Bush "n'en a rien à faire des Noirs",  il endosse immédiatement pour les Noirs les habits de l’activiste et on ne discute pas la légitimité de sa parole.

 

 

Il y a plus généralement une tradition de la dissidence qui survit malgré la réappropriation et je pense que ce qui est formidable avec la culture américaine est qu'elle autorise, sans arrière-pensée, une partie de sa culture majoritaire à avoir ce petit goût de subversion, cette petite sédition. Prenez par exemple American Pastoral de Philip Roth, l’histoire d’un homme qui a obtenu tous les signes de l’américanité officielle et dont, pourtant, la fille est devenue "la fille la plus enragée d’Amérique" et pose des bombes pour protester contre la société de consommation lisse et repue et contre la guerre du Vietnam. Mainstream ou dissidence? Toni Morrison, mainstream ou dissidence ? Elle est un professeur notabilisé de Princeton, son prix Nobel a été salué par les États-Unis, le New York Times a l’année dernière élu Beloved le plus grand roman américain de tous les temps. Elle a adoubé Bill Clinton "premier président noir du pays". Pourtant, comment ne pas voir dans son écriture la plus violente des remémorations nationales et la plus singulière expression de la voix noire, unique et insoluble dans l’universalité américaine.

Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’arrogance ou pas d’erreur dans l’attitude des États-Unis. Le doute, la dissidence sont dans des choses très subtiles. Trop timorés et trop tardifs souvent. Les remises en question véritables sont parfois médiocres, elles viennent par exemple de ceux qui ont su reconnaître qu’ils avaient voté en faveur de la guerre puis qu’ils avaient compris qu’ils avaient fait une erreur. Elles me semblent pourtant moins artificielles que les postures officielles de dissidence, que les Européens aiment particulièrement, à l’exemple des films de Michael Moore. La vraie dissidence aux États-Unis, la plus douloureuse, vient du questionnement quotidien sur la question du patriotisme, du drapeau, de la race, de la promesse des fondateurs du pays… cette espèce d’inquiétude permanente que l’on ressent aussi bien chez Bukowski, Russel Banks, Richard Ford… que dans certaines séries télévisées, au cinéma, en musique, ou chez les humoristes...

 

 

* Entretien réalisé le 14 octobre 2008.

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Sylvie Laurent, Homérique Amérique (Seuil), par Alice Béja.