Sylvie Laurent analyse les mythes qui façonnent l’Amérique, de la marge au centre, en passant par la culture populaire qui transforme la rumeur en discours.

Légende dorée ?

 

L’Amérique est une terre de légendes, qui bien souvent viennent se confondre avec son histoire en un brouillard idéologique qui met à mal les catégories. À l’imagerie familiale des "Pères fondateurs" s’associe un respect religieux pour cette "assemblée de demi-dieux" (le mot est de Jefferson) qui ont produit les documents éternels que sont la Déclaration d’indépendance et la Constitution des États-Unis.

La valeur symbolique et identitaire des origines pour un pays comme les États-Unis n’est plus à démontrer. Depuis quelques années, le superbowl (finale du championnat de football américain) est précédé d’un petit film au cours duquel des figures marquantes de la NFL (National Football League) récitent la déclaration d’indépendance, puis terminent en disant "I am American" (je suis américain), "we are Americans" (nous sommes américains), réunissant ainsi public, joueurs et officiels de la NFL dans la célébration univoque et unanime de leur patrie.

Comme l’écrit Sylvie Laurent, "l’identité imaginaire des Américains est le socle essentiel de l’ ‘américanité’ ". Et la culture populaire est un véhicule puissant du mythe, qu’elle fait circuler de stade de football en magazine people, de boîte de nuit en terrain de baseball.
 

L’Amérique est terre de discours, de parole, et, même si la France n’est pas en reste pour ce qui est de l’érection du discours en mythe, elle ne peut, sur ce plan, rivaliser avec les maîtres du show business (à quand les Bleus récitant la Déclaration des droits de l’homme sur la pelouse du Stade de France ?). Pays d’immigrés, de déracinés, les États-Unis doivent leur cohésion nationale en partie à cette puissance du mythe, souvent décrié, et qui continue pourtant d’exercer une indéniable fascination. Est-ce à dire, alors, qu’il y aurait un discours monolithique assurant la continuité de la nation (le régime politique est le même depuis la fondation du pays en 1776), symbolisé par le mélange, toujours suspect aux yeux des Européens, de politique et de religion, le "In God We Trust" du billet vert et le "God Bless America" qui clôture systématiquement les discours politiques ?

 

 

Les États désunis d’Amérique

 

Un tel discours serait vécu comme une oppression systématique, et ne manquerait pas de se heurter à la diversité fondatrice (bien que souvent refusée, voire bannie) du pays. La force de la geste américaine consiste au contraire, comme le montre Sylvie Laurent dans ce recueil d’articles, à intégrer le discours de la marge, à co-opter la dissidence, pour l’intégrer – avec bien sûr les modifications qui s’imposent – au discours dominant. Un exemple de cette intégration est la mise en place par Ronald Reagan du Martin Luther King Day en 1983. Les jours fériés aux États-Unis sont fort peu nombreux, et ce geste veut donc inscrire dans l’histoire du pays, et dans la vie quotidienne des Américains, le combat pour les droits civiques. Et pourtant, une telle initiative marque aussi un affaiblissement du message du pasteur baptiste, devenu lui aussi "saint de la nation", et inscrit dans le récit téléologique qui veut que les États-Unis aillent vers toujours plus de progrès, dans l’accomplissement de leur "destinée manifeste" de terre élue. Les combats sociaux de "MLK", comme il est surnommé, sa dernière campagne qui encourageait les Noirs et les Blancs des classes défavorisées à s’unir (la campagne des pauvres, Poor People’s Campaign) pour obtenir des conditions de vie décentes, sont relégués aux oubliettes de l’histoire, effacés de la version officielle.

 

 

Les différentes figures présentées par l’auteur – du romancier Charles Frazier au rappeur Eminem, en passant par Marilyn Monroe et Barack Obama – donnent à voir une Amérique divisée, des États désunis où les identités se croisent sans cesse et ne se rencontrent pas toujours. Comme si l’identité américaine était par définition inachevée, n’en déplaise à Samuel Huntington, qui voit dans l’immigration latino une menace pour une identité américaine alors considérée comme établie. Comme si ses éléments – classe, race, genre, ethnicité – jouaient perpétuellement les uns avec les autres, et trop souvent les uns contre les autres, entre phénomènes d’hyper-intégration (la minorité indienne faisant figure de "minorité modèle", les images pornographiques intégrées dans la raunch culture) et de sous-intégration (les Africains-Américains, toujours tiraillés entre une américanité incomplète et un rapport paradoxal à l’Afrique, le Sud toujours en quête de pardon après la guerre civile).

 

 

Métis/messie

 

Face à cette désunion, dans un pays où chaque fait (l’exploitation minière dans les Appalaches, l’ouragan Katrina, le sein de Janet Jackson révélé par Justin Timberlake lors du superbowl de 2004) devient aisément symbole, une figure apparaît, qui, à défaut de résoudre les contradictions du pays, a du moins le mérite d’en incarner un certain nombre. Cette figure, c’est celle du métis, et elle est incarnée par Barack Obama. Comme le rappelle Sylvie Laurent : "Dans le bréviaire de la démocratie américaine, l’élection doit se comprendre dans un double sens : celui qui se rapporte à la terre des fondateurs, nouvelle Jérusalem qu’une poignée de pèlerins est venue établir, et celui de l’élection d’un chef qui vient régénérer le pacte civique jadis conclu par des aventuriers disqualifiant les hiérarchies de l’Ancien Monde."
 

Sans céder à l’ "Obamania" qui voit dans le candidat démocrate le seul à pouvoir combler la fracture symbolique de l’Amérique, il importe néanmoins de voir à quel point il est atypique. Ses origines, africaines et américaines, lui ont valu d’être considéré à la fois comme "trop noir", par des électeurs blancs – dont le nombre est malheureusement impossible à déterminer – pour qui le one drop rule (loi non écrite qui voulait qu’une personne ayant une goutte de sang noir soit considérée comme noire) semble encore valoir, et comme "pas assez noir" par les Africains-Américains lui reprochant de n’être pas descendant d’esclaves. La force d’Obama a été de mettre en valeur cette ambiguïté, plutôt que de l’occulter, en essayant de dépasser la pensée binaire qui veut qu’un Noir ayant réussi soit un vendu (Sellout, titre d’un récent ouvrage de l’universitaire Africain-Américain Randall Kennedy), ou un homme dangereux (le stéréotype du Angry Black Man, l’homme noir en colère, qui a ressurgi à l’occasion de la polémique autour du révérend Jeremiah Wright). Seul le résultat de l’élection dira s’il a réussi, mais il aura au moins eu le mérite de montrer, pour reprendre les mots d’Edouard Glissant, que "le métissage n’apparaît plus comme une donnée maudite de l’être, mais de plus en plus comme une source de richesses et de disponibilités."
 

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- l'entretien avec Sylvie Laurent, par Alice Béjà.